Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Loi nouvelle antiterroriste saoudienne et une série de décrets royaux connexes créent un cadre juridique qui criminalise quasiment toute pensée ou expression dissidentes en les qualifiant de terrorisme. […] La nouvelle définition du terrorisme comprend entre autres « tout soutien pour la pensée athée sous quelque forme que ce soit ainsi que toute remise en cause des fondements de la religion islamique sur laquelle se fonde ce pays. »
Pourquoi ce nouveau tour de vis ? Après tout, l’apostasie était déjà passible de la peine de mort depuis l’avènement du règne des Al Saoud. Les dirigeants du Royaume, dont le pouvoir est consubstantiel avec le dogme wahhabite, auraient-ils des raisons de craindre une vague d’incroyance ? Peut être bien, à en croire un très intéressant article par l’intellectuel émirati Sultan Sooud Al-Qassemi pour le site Al Monitor, intitulé « l’athéisme dans le Golfe à l’époque des réseaux sociaux » :
Dans le Golfe arabe, l’athéisme (ilhâd) est souvent confondu avec la laïcité (‘ilmâniyya). Bien que les deux soient à des degrés divers inacceptables pour la société, s’exprimer en faveur de la laïcité, contrairement à l’athéisme, n’est pas puni par la loi. Il y a quelques décennies, la plupart des gens dans le Golfe n’avaient même pas entendu parler de laïcité, sans parler d’athéisme, même si beaucoup de gens avaient un mode de vie semi-laïc, les hommes et les femmes se mélangeant sans problème. L’avènement du pétrole a fourni aux États du Golfe l’occasion d’institutionnaliser et de normaliser la pratique religieuse dans la société. En outre, en raison de l’histoire de l’Islam dans la région, beaucoup de gens dans le Golfe associent fortement la religion à l’identité nationale. Tout éloignement ou critique de la religion équivaut ainsi à une atteinte à l’identité nationale, ce que les gouvernements ne manquent pas de souligner. Mais la propagation de l’Islam politique dans certaines parties du monde arabe a poussé une partie de la jeunesse de ces pays à prendre ses distances avec la religion.
Le pionnier de la blogosphère dans le Golfe est sans doute Ahmed Ben Kerishan, un athée émirati. En novembre 2012, il a demandé aux gens d’ « ouvrir les yeux » en affirmant que « toutes les religions mentent » et que « la laïcité peut libérer les êtres ». Le célèbre blogueur bahreïni Mahmoud Al-Youssef a écrit que le blog de Ben Kerishan était « une raison suffisante pour pousser n’importe quel non-arabophone à apprendre l’arabe ».
Ces dernières années, de plus en plus d’habitants de la région ont commencé à s’éloigner de la pratique religieuse et, dans certains cas, à critiquer ouvertement la place de la religion dans la société.
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Bien qu’il soit impossible de connaître le nombre exact d’athées dans le Golfe, une étude sur la religiosité et l’athéisme dans le monde réalisée par WIN-Gallup en 2012 fait apparaître un pourcentage étonnamment élevé de Saoudiens areligieux : 5 %, soit autant qu’aux Etats-Unis et dans certaines parties d’Europe.
Dans une rare interview [avec le site YourMiddleEast.com], un athée saoudien a évoqué la nécessité de maintenir un semblant de croyance dans la religion devant les autres, confiant toutefois au journaliste qu’il a été « choqué par le nombre » d’athées. Selon lui, les médias sociaux représentent un outil précieux qui rend plus facile aux athées de se retrouver. En effet, l’avènement de Twitter et Facebook a vu une prolifération de comptes dans les pays du Golfe – anonymes pour la quasi-totalité d’entre eux – utilisant les mots « athée » ou « humaniste » dans leur intitulé.
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Un Saoudien areligieux de 47 ans, utilisateur de Twitter, m’a confié ses angoisses dans un e-mail : « Je rencontre beaucoup d’athées en ligne, particulièrement sur Twitter, a-t-il répondu à ma question sur l’utilisation des médias sociaux. Et j’en rencontre également de plus en plus dans la vraie vie. »
On peut comprendre le souci d’anonymat. Au Huffington Post, Elham Manea raconte le cas de l’intellectuel saoudien Raëf Badawi, animateur d’un site Internet réformateur, aujourd’hui en prison :
Raëf Badawi risque la peine de mort dans son propre pays. Son crime ? « L’apostasie ».
Mais il y a comme un problème : Badawi n’a jamais renoncé à sa religion, l’Islam. […] Son cas est surtout politique.
Son site, créé en 2006, était une plate-forme pour des discussions sérieuses sur les idées libérales, le rôle des autorités religieuses et l’interprétation wahhabite de l’Islam dans le Royaume. Il n’y avait rien qui signifiait que Badawi avait cessé d’être un musulman.
Et pourtant, depuis juin 2012 il purge une peine de sept ans de prison pour avoir « créé un site Web qui porte atteinte à la sécurité générale » et « tourné en ridicule des personnalités religieuses islamiques. »
Pour s’assurer que le message était bien passé, au mois de décembre dernier, un juge a recommandé que le blogueur emprisonné soit également déféré devant le tribunal de grande instance pour répondre du chef d’accusation d’apostasie. Ce qui est passible de la peine de mort.
Le cas de Badawi est politique. Mais comme c’est souvent le cas lorsque les autorités saoudiennes décident de faire taire une voix dissidente, ils utilisent la religion et Dieu comme prétexte pour justifier la répression. C’est une stratégie utilisée depuis la création du royaume en 1932 pour délégitimer toute opposition à la dynastie saoudienne.
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Au début, le site de Badawi avait été toléré par les autorités. Mais cette tolérance a cessé lorsque les révoltes populaires ont déferlé sur la région en 2011. C’est une indication de la nervosité du pouvoir saoudien, une nervosité qui a conduit le Conseil des Grands Oulémas – la plus haute autorité religieuse du pays – à émettre une fatwa en mars 2011 interdisant les sit-in et autres manifestations.
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C’est avec ces développements politiques en toile de fond qu’est intervenue l’arrestation de Raëf Badawi par un pouvoir qui a peur de ses propres citoyens et dépend d’autorités religieuses médiévales pour sa survie. Son site Web exposait les excès de ces autorités religieuses et le danger qu’elles représentent. Il fallait donc le faire taire, et avec lui son site – c’est aussi simple que cela. Il risque la peine de mort pour rien d’autre que d’avoir osé exprimer une opinion.
L’épouse de Raëf Badawi, Ensaf Haidar, qui milite pour sa libération, m’a confié qu’elle est étonnée du « manque d’implication de la part d’hommes politiques qui se disent favorables au dialogue religieux ailleurs qu’en Arabie saoudite, mais montrent leur mépris pour ce même dialogue à l’intérieur du royaume en y soutenant les autorités religieuses officielles ! »
La liberté de conscience sera-t-elle à l’ordre du jour lorsque le président Obama s’entretiendra avec les grands dirigeants du royaume – dont notamment le prince Mohamed Ben Naïef, ministre de l’Intérieur et principal promoteur de la nouvelle loi « anti-terroriste » – cette semaine ? Même le Financial Times, dans un éditorial, émet le vœu qu’Obama « dise aux Saoudiens de brider les autorités religieuses, de cesser de permettre aux citoyens saoudiens fortunés de soutenir les extrémistes djihadistes à l’étranger, et de mettre fin à l’exportation du sectarisme wahhabite aux autres pays musulmans, depuis les Balkans jusqu’en Indonésie ». On aimerait tant y croire. Hélas, notre scepticisme nous l’interdit.
P.C.