Par Chérif Ferjani*
Les deux « vieux sages » ont cru, après leur rencontre à Paris, pouvoir faire adopter à leurs « camps » respectifs un « compromis historique » qui consiste à accepter la plate-forme des quatre organisations parrainant le « dialogue national » et la garantie d’impunité pour les gouvernants actuels afin qu’ils ne soient pas poursuivis en raison des abus et des forfaits commis dans l’exercice de leurs fonctions. R. Ghannouchi puis B. Caïd Essebsi ont essayé, chacun à sa manière, d’exposer plus ou moins clairement les termes de ce compromis souhaité par la Communauté Européenne comme par les États-Unis. Si B. Caïd Essebsi semble sortir indemne de cette épreuve en faisant admettre, non seulement à son parti, mais aussi à ses partenaires, la nécessité d’un tel compromis, R. Ghannouchi a essuyé, comme Hamadi Jebali quelque six mois avant lui, un échec auprès de ses troupes qui ont préféré suivre les irréductibles faucons de son mouvement du côté desquels il s’est, jusqu’ici, souvent rangé pour soi-disant tempérer leur radicalisme. S’agit-il, comme le pensent certains, d’une nouvelle manœuvre dilatoire destinée à berner l’opinion et à entretenir l’illusion d’une aile modérée au sein d’Ennahdha, du côté de laquelle Jebali puis Ghannouchi auraient basculé, pour demander aux démocrates de continuer à l’aider contre les « faucons » au lieu de l’acculer en lui demandant ce qu’elle ne peut donner avant de marginaliser ses adversaires ?
Quoi qu’il en soit, il est incontestable que l’autorité et la crédibilité de Ghannouchi, comme celles de Jebali avant lui, ont pris un coup non seulement au sein d’Ennahdha mais aussi aux yeux de ceux qui, à l’intérieur comme à l’étranger, ont parié sur leur « sagesse » et sur leur capacité à modérer leurs troupes. La règle de l’obéissance aveugle à l’autorité du – ou des – chef(s) qui fait la force et la cohésion de ce genre de mouvement, et qui constitue l’un des « dogmes » prescrits dans la fameuse « épître des recommandations » (Rissalat al-ta’âlim) de Hassan Al-Banna, n’est plus un principe intangible. De ce point de vue, on ne peut pas dire que l’affront subi coup sur coup par le Secrétaire général puis par le président d’Ennahdha, est sans importance pour l’avenir du mouvement. La question qui se pose maintenant est : comment va réagir Ghannouchi ? Que va-t-il faire face à cette fronde ? Va-t-il se résigner comme l’avait fait Jebali et attendre des jours meilleurs en acceptant la mise en cause de son autorité ? Ou va-t-il rejouer le chantage à la démission quitte à aller jusqu’au bout en se présentant comme quelqu’un qui aurait fait « le choix de la patrie », pour reprendre la formule inscrite par Jebali sur son blog la veille de sa démission au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, en février 2013 ? Rien, dans son parcours, n’indique qu’il a l’étoffe d’un chef capable d’aller jusque là. Bien au contraire, il est capable de sortir un nouveau numéro de son jeu favori : la duplicité, aussi bien vis-à vis de ses troupes que vis-à-vis de ses partenaires et de ses adversaires à l’intérieur du pays comme à l’étranger. Il pourrait dire aux uns qu’il a essayé de faire avaliser à son parti son accord avec B. Caïd Essebsi, mais en « démocrate », il ne pouvait aller à l’encontre de la majorité de son parti qui demande plus de garanties et de concessions. Il peut en même temps dire à ses partisans qu’il avait fait semblant de faire des concessions pour sauver l’unité de la Troïka et leur place hégémonique au pouvoir, à l’instar de ce qu’avait fait Jebali en démissionnant.
En effet, si l’on croit les fuites concernant le volet secret de l’accord de Paris entre les « vieux », l’énigme de l’unité retrouvée de la Troïka trouve son explication : Selon ces fuites, non démenties, il aurait été envisagé le remplacement de M. Marzouki par B. Caïd Essebsi ou Mustapha Filali à Carthage, et de Mustapha Ben Jaafar par un dirigeant d’Ennahdha à la tête de l’ANC, en contrepartie de la dissolution du gouvernement, pour garantir l’impunité des responsables susceptibles d’être poursuivis pour les abus et les forfaits commis depuis le 23 octobre 2011. Si ces « fuites » étaient fondées, R. Ghannouchi aurait bien roulé dans la farine B. Caïd Essebsi en lui faisant accepter un scénario qui ne pouvait que ressouder le front entre Marzouki, qui a déclaré en réaction à l’accord de Paris qu’il ne cèderait sa place à Carthage qu’à un président élu, Laarayedh qui refuse de quitter la Kasbah et Ben Jaafar qui veut bien faire retrouver à son parti sa place dans le camp démocratique mais pas au prix d’être remplacé au perchoir par un dirigeant d’Ennahdha, surtout après la colère de ses partenaires de la Troïka contre sa décision de suspendre les travaux de l’ANC. C’est en tout cas ce qui s’est passé lors de la reprise du dialogue entre la Troïka et le Quatuor des organisations parrainant le dialogue, à la suite des prestations télévisuelles de R. Ghannouchi et B. Caïd Essebsi pour rendre compte de leur accord parisien. Ainsi, quelles qu’aient été les intentions des « vieux », leur accord, au lieu d’aider le pays à sortir des impasses de la politique de la Troïka, a sauvé l’unité de l’alliance au pouvoir ébranlée par l’assassinat de Mohamed Brahmi, six mois après celui de Chokri Belaïd.
Quelles leçons à tirer ?
Quoi qu’il en soit du volet secret de l’accord de Paris, et par delà l’échec ou la réussite, selon la perspective et les objectifs des uns et des autres, de cette nouvelle initiative, il est important de tirer les leçons de cette expérience et de toute l’épreuve que vit le pays durant cette phase ultime de la transition.
Il est sûr que les dirigeants d’Ennahdha, tous ou la majorité de ceux qui détiennent le pouvoir au sein du mouvement, persistent dans le jeu des manœuvres dilatoires destinées à faire durer au maximum leur présence à la tête de l’Etat pour n’aller aux élections qu’après avoir mis la main sur tous les rouages qui leur permettront de les remporter : les limogeages des compétences indépendantes et les nominations partisanes qui se poursuivent à tous les niveaux de l’administration et des collectivités publiques et territoriales, comme dans les médias, les établissements culturels, les centres de recherche, etc., les assurances données aux Ligues dites de protection de la Révolution (LPR)et aux groupes jihadistes et la création de nouvelles milices appelées les Sawâ‘id (les bras), liées à Ennahdha pour y recycler éventuellement les « gros bras » des LPR et d’Ançar al-Charia, confirment cette entreprise criminelle. De ce point de vue, l’affaiblissement de l’autorité de R. Ghannouchi et les contradictions réelles ou supposées entre « faucons » et « modérés » au sein d’Ennahdha, ne changent rien aux enjeux du combat à poursuivre contre cette stratégie. L’attitude qui s’impose aux acteurs de ce combat n’est pas de courir derrière ceux qu’on croit modérés pour soi-disant les aider à tempérer la radicalité de leurs extrémistes, comme l’ont fait jusqu’ici le CPR, Ettakattol et ceux qui, en Tunisie comme parmi les grandes puissances, parient sur cette stratégie vouée à l’échec ; mais au contraire, il faut œuvrer pour créer dans la société un rapport de forces favorable à la démocratie de façon à obliger les dits modérés à assumer leur discours, en se séparant des radicaux et non en demandant de leur faire plus de concessions qui les encouragent à aller jusqu’au bout dans leur volonté d’imposer à tout le monde leurs conceptions rétrogrades.
Les démocrates et les forces de la société civile, doivent poursuivre et élargir la mobilisation pacifique autour des objectifs défendus par l’UGTT, l’UTICA, la Ligue des Droits Humains et l’Ordre des Avocats, en s’appuyant sur les acquis du processus d’unification au sein du Front de Salut ; ce serait une grave erreur de céder à la tentation de se diviser en cherchant à faire porter la responsabilité de l’échec des négociations à telle ou telle composante du Front de Salut et en oubliant que les véritables responsables de l’impasse dans laquelle se trouve la Tunisie sont les dirigeants d’Ennahdha et leurs alliés qui sacrifient les intérêts du pays à leurs intérêts personnels et partisans.
L’heure n’est pas à la division, pour quelque motif que ce soit, mais à plus d’unité pour poursuivre la mobilisation pacifique jusqu’à la dissolution du gouvernement de la Troïka dominé par Ennahdha en s’opposant par tous les moyens aux limogeages et aux nominations partisanes, en multipliant et accentuant les formes de pression pour la dissolution de toutes les milices. Les sit-in programmés à la Kasbah et à travers tout le pays, la grève de la faim ouverte annoncée le 7 septembre 2013 par les députés qui se sont retirés de l’ANC, comme leur sit-in ouvert qui se poursuit depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi et les opérations « dégage » devant les ministères, les gouvernorats et autres administrations et établissements publics, doivent être l’axe des nouvelles mobilisations pour la réalisation des objectifs désormais communs du Front de Salut et des organisations parrainant le dialogue national :
– la mise en place, très rapidement, d’un gouvernement de compétences nationales qui aura pour tâche de gérer les affaires courantes, de répondre aux urgences sociales et économiques, d’assurer la sécurité nécessaire à l’organisation dans les meilleures conditions des élections indispensables à la réussite de la transition démocratique, selon une feuille de route conforme à ce qui a été défini lors des différentes étapes du dialogue national, et dont les membres ne pourront pas se présenter aux échéances électorales,
– la désignation d’une commission d’experts pour parachever la rédaction de la constitution en éliminant tout ce qui contrevient au caractère civil et démocratique de l’Etat, en garantissant le respect des libertés et des droits fondamentaux de l’être humain tels que définis dans les textes internationaux et l’élimination de toutes les formes de discrimination entre les citoyen(ne)s (particulièrement entre femmes et hommes, croyants et incroyants),
– l’adoption rapide des lois concernant l’organisation des prochaines élections et l’installation de l’instance indépendante qui aura à les préparer, superviser et organiser,
– la dissolution des ligues dites de protection de la Révolution (LPR) et de toutes les milices et organisations impliquées dans la violence politique et les poursuites contre les auteurs de cette violence et des assassinats qui en ont résulté,
– la révision des nominations partisanes de façon à garantir la neutralité de l’administration ainsi que celle des cultes et de tous les services publics.
Sans la réalisation de ces objectifs, la transition ne débouchera pas sur l’instauration de la démocratie mais sur une dictature théocratique dont nous n’avons vu jusqu’ici que les prémisses.
*GREMMO, Université Lyon2
C.F.