Contrairement à ce que laissent entendre certaines institutions internationales et le discours dominant des «experts» tunisiens, un État ne peut pas faire faillite au sens du droit privé. Alors qu’une entreprise peut être amenée à disparaître en raison de son insolvabilité, un État dispose de trois moyens pour faire face à une situation de déficit et d’endettement excessifs : réduire les dépenses, lever des impôts et faire de la création monétaire.
Certes, les chiffres officiels dont nous disposons indiquent que la situation des finances publiques tunisiennes est sérieusement dégradée. Le déficit budgétaire (hors privatisations, dons extérieurs et revenus confisqués) en pourcentage du PIB est passé de près de 3% en moyenne, durant la décennie 2000, à 5,5% en 2012 et à 7,9% sur la base de la loi de Finances complémentaire de 2013. Il faut souligner que la Tunisie n’a pas connu de situation aussi délicate depuis 1990, hormis l’épisode de la première guerre du Golfe et les conséquences de la position du gouvernement tunisien de l’époque quant à l’invasion du Koweït.
Comment est-on arrivé à cette situation critique et quelles sont les mesures à prendre, à court terme, afin d’éviter l’asphyxie budgétaire, tout en préservant un minimum de cohésion sociale ?
Choc d’offre, expansion budgétaire et relance par la consommation
Il y a lieu de faire remarquer, tout d’abord, que la baisse du PIB en 2011 intervient sur fond de croissance molle depuis 2008 (autour de 3%) entraînée par une demande extérieure atone (dépression de l’économie mondiale consécutive à la crise des subprimes). Cette réduction de la production nationale traduit en fait un «choc» d’offre négatif et non pas une défaillance de la demande effective conduisant à une contraction brutale de l’activité et à la chute des prix. En effet, la baisse de 1,9% du PIB en volume est le résultat de la diminution de la production industrielle (principalement les industries non manufacturières) et des services marchands (notamment le tourisme et le transport des passagers). Cette perturbation de l’activité économique est essentiellement due à des causes extra-économiques (grèves sauvages, piquets de grève, destruction d’unités de production, fermeture d’entreprises, retombées de la révolution libyenne, insécurité généralisée, etc.). Ce qui explique a contrario la résilience de l’économie en 2012, aussitôt que l’insécurité et les mouvements de revendication se sont quelque peu atténués.
Ce «choc» d’offre n’étant pas directement lié à des facteurs économiques, il ne peut être surmonté par une politique budgétaire expansive destinée à relancer la demande globale. Il s’agit moins de prendre des mesures contra-cycliques que de rétablir la confiance en éliminant les causes responsables de l’incertitude économique et de la défiance politique.
Autant il était nécessaire, incontournable et légitime, d’aller en 2011 dans le sens des revendications des travailleurs, notamment les plus vulnérables, de chercher à apaiser les esprits révoltés et de réconforter les familles des martyrs et des blessés de la Révolution, autant on comprend mal la poursuite de l’expansion explosive des dépenses publiques en 2012 et en 2013. En effet, la croissance de ces dépenses en 2011 est de l’ordre de 16%, avec un déficit budgétaire de 3,3% (relativement dans les normes) alors qu’elles augmentent de 11,5% en 2012 et de 19,9% en 2013, engendrant des déficits budgétaires alarmants.
C’est ainsi que durant les deux dernières années, les dépenses publiques ont progressé en moyenne deux fois plus vite que la production nationale, faisant passer leur part dans le PIB de 24% en 2010 à près de 32,5% en 2013. Cette évolution explosive s’est accompagnée d’un changement préoccupant dans la structure de ces dépenses :
* La part des rémunérations (salaires et traitements) dans les dépenses budgétaires totales est restée quasiment constante depuis 2010, autour de 41%. Cela veut dire que la masse des rémunérations a augmenté, durant les deux dernières années, au même taux que les dépenses totales, soit deux fois plus vite que le PIB.
* La part des interventions et des transferts de l’État (principalement les dépenses de compensation) a pratiquement doublé, atteignant près de 29% en 2013 contre 15% en 2010.
* En contrepartie, la part des dépenses d’équipement (l’investissement public) décline régulièrement, passant de 27% à 19,5% entre 2010 et 2013.
Cette augmentation assez considérable de la masse des rémunérations des fonctionnaires, ajoutée à la croissance des salaires dans le secteur privé et dans les entreprises nationales, représente en réalité l’autre face de la relance par la consommation. En effet, la part de la consommation (privée et publique) était en moyenne de 79% entre 2005 et 2010, contre plus de 85% en 2013. Cette politique, outre le fait qu’elle est peu efficace pour surmonter un «choc» d’offre négatif, aggrave la «fuite» vers les importations de biens alimentaires et de biens de consommation (à travers aussi bien l’économie officielle que l’économie parallèle). Elle aggrave également, même si c’est à la marge, les dépenses de compensation dont le facteur essentiel de croissance reste, toutefois, les cours internationaux du blé, du pétrole et du gaz, ainsi que le taux de change du dinar vis-à-vis du dollar et de l’euro .
Cette même politique est dangereuse à moyen terme, car elle se réalise au détriment de l’épargne intérieure en général et de l’investissement public en particulier, qui est facteur de croissance économique et de développement régional. En effet, les économistes savent depuis longtemps (égalité du double déficit qu’en cas de baisse du niveau de l’épargne intérieure et afin de maintenir constant le niveau de l’investissement total, toutes choses égales par ailleurs, notamment le volume de l’investissement direct étranger et des participations étrangères, il est nécessaire d’augmenter significativement l’emprunt extérieur (au-delà du service de la dette extérieure) et/ou de puiser dans les réserves de change du pays. C’est ce qui explique l’augmentation du taux de la dette extérieure à partir de 2011.
L’explosion des déficits et la soutenabilité» des finances publiques
S’agissant du financement de cette politique budgétaire, il y a lieu de faire les remarques suivantes :
* La pression fiscale (recettes fiscales par rapport au PIB) est pratiquement constante sur la période 2010-2013, autour de 21%. Seules les recettes propres ou ressources propres de l’État (recettes fiscales et non fiscales) voient leur part augmenter, passant de 23% en 2010 à 27% en 2013, et ce, grâce aux dons extérieurs, aux revenus des privatisations et aux revenus confisqués. Il reste que ces dernières recettes sont à la fois volatiles et non permanentes.
* Les rémunérations des fonctionnaires étant des dépenses structurelles, il n’est pas sain de les voir augmenter au rythme mentionné précédemment, sans prévoir, en contrepartie, des recettes fiscales supplémentaires et relativement stables. Cela n’a pas été le cas, puisque le financement des rémunérations sur recettes fiscales est passé de 54% en 2010 à 59% en 2012 et 2013. En matière de ressources propres (fiscales et non fiscales), la tendance est en apparence moins grave, puisque cette part évolue de 46% en 2010 à 48% en 2013. En apparence seulement, car les recettes non fiscales comportent, comme cela a été précisé supra, une composante volatile et non permanente. Dans tous les cas, des mesures correctrices doivent être prises rapidement, au risque de voir la part des rémunérations en 2014 accaparer plus de 50% des ressources propres de l’État.
* S’agissant des dépenses d’intervention et de transfert de l’État (principalement la compensation), leur part dans les ressources propres a plus que doublé, atteignant 35% en 2013 contre 16% en 2010. Aussi le poids des dépenses de fonctionnement de l’État (composées à plus de 90% par les rémunérations et les dépenses d’intervention et de transfert) dans les recettes propres est-il croissant, atteignant en 2013 près de 88% contre 68% en 2010. La gravité de cette tendance apparaît clairement quand on sait que la part des intérêts de la dette publique dans les ressources propres est relativement stable depuis 2011, autour de 7%.
Ainsi, l’État voit sa marge de manœuvre se réduire dramatiquement, puisqu’il doit s’endetter de plus en plus pour rembourser un service de la dette (principal et intérêts) en progression et pour financer une part croissante des dépenses d’équipement. Ces dernières deviennent en quelque sorte une variable d’ajustement du déficit public, car elles sont contraintes par la capacité d’endettement de l’État et par la «soutenabilité» des finances publiques.
À cet égard, il y a lieu de remarquer que le déficit primaire (déficit budgétaire hors paiement des intérêts de la dette) qui était en 2009 autour de 0,8% du PIB (et même un excédent primaire en 2010) explose à partir de 2011 pour atteindre près de 5% en 2013. Il n’est pas inutile de rappeler que le déficit primaire doit être une cible essentielle de la politique budgétaire du fait que les intérêts de la dette représentent une contrainte liée aux politiques du passé et que la politique budgétaire actuelle a peu de prise sur cette contrainte. Aussi, seul le déficit primaire peut-il influencer aussi bien le déficit budgétaire (ou solde budgétaire net) que l’évolution de la dette publique et sa réduction comporte pour le citoyen un effort net, sans contrepartie réelle en termes de services publics, mais lié à la charge du passé.
De ce point de vue, la réduction du déficit public primaire est une nécessité impérieuse, au risque de voir s’envoler l’endettement public et surgir le spectre de l’«insoutenabilité» des finances publiques. À cet effet, une évaluation, certes assez fruste, du caractère soutenable du programme budgétaire pour 2014 et 2015, pourrait reposer sur la stabilité du taux d’endettement par rapport au PIB. Dans ce sens et tenant compte des contraintes qui pèsent sur le budget actuel et pèseront sur le budget de 2015 (la rigidité à la baisse de certaines dépenses), ce taux d’endettement peut être fixé à 50% (la loi de Finances 2014 prévoit 49%). Sur cette base et avec un taux de croissance de près de 3%, un taux d’inflation proche des 4% et un taux d’intérêt apparent sur la dette publique autour de 4,5% (taux moyen en 2013), la stabilisation du taux d’endettement à 50% est compatible avec un déficit primaire de 1,3% et un déficit budgétaire d’environ 3,5%. Cette évaluation, somme toute assez réaliste, permet de mesurer l’effort à consentir (réduction des dépenses et/ou augmentation des recettes) afin de ramener les déficits primaire et budgétaire à ces niveaux, alors qu’ils étaient en 2013 respectivement de 5% et 7,9%. Malgré cette cible rationnelle et l’effort y afférent, l’État serait obligé d’emprunter l’équivalent de 7,5% du PIB, principalement sur le marché intérieur, pour financer son déficit budgétaire brut (y compris l’amortissement de la dette). Cette contrainte est de nature à aggraver le «stress» de liquidité que connaissent les banques tunisiennes et, partant, à augmenter les taux d’intérêt et à consolider l’«effet d’éviction». Faut-il préciser que depuis décembre 2010 la Banque centrale a vu le volume de son refinancement global augmenter de plus de treize fois ? Certes, les facteurs responsables de l’«illiquidité» bancaire (aggravation du déficit courant, durcissement du motif de précaution, développement de l’économie parallèle et de la contrebande qui engendrent des fuites dans le circuit monétaire et alimentent le financement occulte) finiront par s’affaiblir à moyen terme. Entre temps, la question de la liquidité des banques reste posée, et l’augmentation du volume de l’emprunt public sur le marché intérieur y prendrait part.
À contre-courant…
Eu égard à ce qui précède, notamment la nécessité de diminuer significativement le déficit public primaire en 2014 et 2015 tout en modifiant la structure des dépenses budgétaires au bénéfice de l’investissement public, en plafonnant la dette publique à 50% du PIB et en évitant d’augmenter le «stress» de liquidité et l’«effet d’éviction», on propose les mesures suivantes :
* La monétisation, au sens strict, du tiers de la dette publique intérieure, soit environ 5 milliards de dinars. Il s’agit pour la Banque centrale de racheter ce volume de dettes détenu par les agents économiques et de le détruire de manière équivalente. Cette vraie monétisation améliorerait la solvabilité de l’État (l’encours de sa dette serait réduit) et diminuerait le risque de défaut. Elle revient à remplacer ce volume de la dette publique (essentiellement des Bons du Trésor assimilables) par de la monnaie centrale.
Cette opération entre dans le cadre des mesures non conventionnelles ou exceptionnelles, comme celles adoptées lors des crises de liquidité et de dettes souveraines. Faut-il rappeler qu’en 2008 et 2009 les banques centrales des pays de l’OCDE avaient monétisé massivement, directement et indirectement, les dettes publiques (la politique du «quantitative easing») par l’intermédiaire de programmes d’achats directs de titres publics et par l’injection de liquidités à taux d’intérêt très bas, permettant aux banques et aux investisseurs institutionnels de réaliser des gains substantiels au travers de l’achat de titres publics («carry-trades») ? La Banque centrale européenne (BCE) a racheté massivement de la dette publique contre création monétaire, tout en la conservant dans son bilan. Aussi les États devaient-ils continuer à assurer le service de leur dette détenue par la BCE et leur solvabilité n’en était pas améliorée pour autant.
Tout se passe en fait comme si les banques centrales de l’OCDE et la BCE finançaient directement les déficits publics par la création monétaire. Se faisant, la BCE a enfreint les accords de Maastricht sur l’achat de titres publics. Il en est de même des autres banques centrales à l’égard de leurs statuts.
Ces mesures non conventionnelles nous rappellent que l’orthodoxie monétaire n’a pas résisté aux crises de liquidité et de dettes souveraines et que «nécessité fait loi». À cet égard, la Banque centrale tunisienne, en monétisant une partie de la dette intérieure de l’État, peut déroger, exceptionnellement, à son statut, alors même que l’article 45 de ladite loi prête à interprétation.
L’injection de ces liquidités supplémentaires n’entraîne pas forcément de risque inflationniste. En premier lieu, leur montant correspond, pratiquement, au volume moyen de refinancement global par la Banque centrale durant les deux dernières années. En second lieu, la croissance effective en 2014 et 2015 serait inférieure à la croissance potentielle (autour de 5%). De plus, la Banque centrale dispose des instruments requis, notamment les réserves obligatoires, pour agir sur la liquidité bancaire. Toutefois, une détente sur le marché interbancaire ne serait pas de refus, notamment pour diminuer le coût de l’emprunt public. En effet, la dette publique intérieure représentait en 2013 près de 43% de la dette publique totale, avec un coût annuel moyen de 7,21% et une maturité moyenne de 4 ans, contre respectivement 2,88% et 8 ans pour la dette publique extérieure.
* Un emprunt national à concurrence de 3 à 3,5 milliards de dinars et à maturité de 10 ans au moins. Ainsi, l’accroissement de la base monétaire se traduit essentiellement par l’acquisition de titres publics et l’augmentation de l’offre de monnaie est alors canalisée vers un agent, l’État, dont on est sûr qu’il la dépensera avec un effet certain sur l’activité, en dehors de tout «effet d’éviction»
* L’augmentation du prix du carburant semble nécessaire pour alléger les dépenses de compensation, dont la subvention de ce produit en 2013 représentait 68% du total de ces dépenses. Par contre, il serait socialement hasardeux d’augmenter significativement les prix des produits alimentaires de base. D’une part leur poids dans les dépenses de compensation (28% en 2013) est appelé à diminuer sensiblement du fait de la baisse des importations de céréales résultant de la forte croissance de la production agricole attendue. D’autre part les dépenses en produits alimentaires de base sont incompressibles pour les ménages à revenus faible et moyen, qui ont vu par ailleurs leur pouvoir d’achat laminé ces deux dernières années. À cet égard, il y a lieu de préciser que la dernière étude sur l’analyse de l’impact des subventions alimentaires montre que:
– 9,2% de ces subventions vont aux ménages pauvres, 60,5% aux ménages de la classe moyenne, 7,5% à la population riche et 22,8% sont transférés hors ménages (restauration, cafés, touristes, commerce illégal frontalier). La classe moyenne dans sa composante inférieure étant laminée, le problème des subventions se pose surtout au niveau des transferts hors ménages et accessoirement pour la part qui va à la classe aisée ;
– en termes relatifs et contrairement à une idée reçue, le système de subvention alimentaire est «redistributif», puisque la part de la subvention dans la valeur réelle de la consommation décroît à mesure que la consommation par tête augmente.
Les données précédentes montrent que la réforme de la Caisse générale de Compensation doit surtout porter sur les transferts hors ménages (taxes sur le chiffre d’affaires, lutte contre la contrebande, etc.), et sur la subvention de la classe aisée.
* Une commission nationale de réflexion sur la refonte globale de notre système de prélèvement obligatoire, dont la réforme serait effective en 2015 et 2016, dans le cadre de la nouvelle Assemblée législative.
* La stabilité, voire une faible augmentation de la masse des salaires et traitements des fonctionnaires pour 2014, avec quasi exclusivement le remplacement des départs à la retraite.
* Avec l’amélioration nette de sa marge de manœuvre, l’État devrait augmenter substantiellement ses dépenses d’équipement, notamment dans les régions défavorisées. Il s’agit donc d’une relance vigoureuse et sélective de l’économie, par l’intermédiaire de l’investissement public, dans un contexte général de modération des coûts (coût salarial et coût du capital à la suite de la détente sur le marché interbancaire). L’État devrait également initier un programme d’urgence de lutte contre la pauvreté extrême, accélérer la restructuration des entreprises publiques, la recapitalisation des banques publiques et commencer la réforme du système de formation professionnelle. Faut-il préciser que la diminution structurelle du chômage est principalement tributaire du volume et de la structure de l’investissement ainsi que de la qualité du travail ; et que toutes les autres solutions ne peuvent être que des solutions d’appoint, voire précaires ?
Ces quelques propositions de nature essentiellement budgétaire et monétaire visent à relâcher, à court terme, la contrainte du déficit et de l’endettement publics, tout en veillant à ce que le coût social en soit relativement faible. Elles ne préjugent en rien de la nécessité de mettre en œuvre une politique d’offre énergique, ayant pour objectif l’amélioration, à moyen terme, de la productivité du travail et de la compétitivité hors prix, ainsi que la montée en gamme de notre industrie manufacturière.
* Professeur d’économie