Au fil de l’actualité

Que nous disent des évènements a priori disparates : libération du profanateur du drapeau national ; incarcération pour une lourde peine d’un jeune mahdaoui coupable d’avoir insulté le Prophète au moyen de caricatures ; abandon unilatéral des attributs de la souveraineté nationale (dont le contrôle des frontières) au profit du «rêve» maghrébin de notre Président ; déclaration de Monsieur Ghannouchi sur le triomphe définitif de la pensée de Sayyed Qotb et de Hassan al-Banna, et, au-delà, de l’internationale des Frères musulmans ;  affaiblissement de l’autorité de l’Etat face aux déviants salafistes, etc.

La liste est longue mais les arguments pour expliquer cette apparente cacophonie sont parfois courts.

Je lis et entends ici ou là que nous avons affaire à une équipe gouvernementale qui manque singulièrement d’expérience, à un vaudeville fait d’un mélange d’improvisation et d’incompétence. Oui, il y a une bonne part de vérité dans ces assertions, surtout en ce qui concerne les seconds couteaux de la «Trinité» qui nous gouverne.  Mais, il me semble qu’il existe, peut-être à l’insu des acteurs politiques de la majorité eux-mêmes, un fil conducteur entre tous ces évènements qui en dit long sur leur «projet» de société en gestation et il est vital, pour tous les démocrates, de s’en saisir si nous souhaitons, en tant que Tunisiens, renouer avec le cours de notre Révolution civile et retisser ce qu’on cherche à défaire de notre Etat et de notre identité.

Prenons quelques exemples de cette actualité et commençons par ce double fait : la libération du profanateur du drapeau national et la condamnation à plus de 7 ans de prison d’un jeune mahdaoui accusé d’avoir insulté le Prophète par le moyen de dessins partagés sur Facebook.

La faiblesse des réactions suscitées par ce double événement montre l’étendue du ventre mou de notre société et l’apathie politique et intellectuelle de ses élites.  La peur, vaincue un certain 17 décembre, négocie à nouveau furtivement, à la dérobée, sa place dans nos cœurs et nos esprits. Une peur encore plus redoutable que celle que nous avons renvoyée avec Ben Ali dans son désert moral et spirituel, dans son paradis invivable. Peur plus redoutable parce qu’elle suppose, cette fois, d’affronter, en plus d’un autoritarisme politique en gestation, la tyrannie du sacré perverti  et investi politiquement. L’étendue du désastre se mesure, non seulement à la mollesse des réactions, mais à la nature des arguments déployés par les défenseurs du jeune mahdaoui qui se sont acharnés à demander une expertise (refusée du reste) en espérant prouver qu’il était irresponsable psychologiquement !

Nous étions en droit d’attendre, au lendemain d’une Révolution – d’un Printemps nous dit-on – que l’on puisse se prévaloir ou du moins poser le débat sur la liberté de conscience ; rien de tout cela. Nous nous sommes déjà insérés dans une logique imposée par la dictature du sens commun et relayée par un parti dominant qui en tire sa force. Pour mieux appuyer l’idée du fil conducteur, faut-il rappeler un fait plus grave encore, à savoir qu’Ennahdha projette de faire figurer dans la Constitution la criminalisation des atteintes au Sacré.

Quant au profanateur du drapeau -lequel est également sacré d’un point de vue national- il est relaxé. La logique patriotique, nationale, culturelle, donnée dans le temps et dans l’espace, chargée de mémoire et d’histoire, de fidélité aux martyrs de l’épopée de libération nationale qui constitue le ciment de notre unité se trouve profanée, bafouée, niée. Impunément. Une logique supranationale, celles des islamistes radicaux, se réclamant indument de la religion, est mise en avant comme horizon indépassable. C’est en son nom qu’ont été condamnés et jetés à la vindicte populaire nombre d’écrivains et de créateurs, tel que le romancier Salman Rushdie ou le réalisateur hollandais Theo van Gogh égorgé sur les trottoirs d’Amsterdam.

La récente déclaration de M. Ghannouchi, se réjouissant de la victoire de la pensée des Frères musulmans, de Hassan Al-Banna et de Sayyed Qotb vient rappeler que la référence du parti au pouvoir dans notre pays n’est plus tunisienne, elle est égyptienne et transnationale. Faut-il rappeler le credo du «père fondateur» des Frères, Hassan al-Banna : «L’Islam est un système total, complet en lui-même, arbitre final de tous les aspects de la vie […]. Les prescriptions de l’Islam embrassent la totalité, elles comprennent les affaires terrestres aussi bien que celles de l’Après […]. L’Islam est foi et rituel, nation et nationalité, religion et État, esprit et action, Livre sacré et sabre». Ces affirmations dénuées d’ambigüité nous font l’économie des commentaires.

Insuffler du religieux dans le politique, réduire la religion à une idéologie totalisante, voire totalitaire, est étranger à l’essence même de la liberté. En parlant de la genèse du pouvoir totalitaire, Hannah Arendt nous dit que la source de l’autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une référence extérieure qui transcende le domaine politique et c’est de toujours de cette référence extérieure que les autorités établies tirent leur propre force et leur «légitimité». Elle ajoute qu’un mouvement totalitaire est «international dans son organisation, universel dans sa visée idéologique, planétaire dans ses aspirations politiques». Quant au délitement de l’autorité de l’Etat et sa faiblesse démontrée à maintes reprises face aux salafistes, elle n’est pas moins dangereuse dans cette phase de transition démocratique. Il n’ ya pas plus redoutable que l’effritement de toute autorité comme fossoyeur des libertés. Nous l’avons vu sous d’autres cieux, ce sont les mouvements autoritaires qui sont les mieux placés pour tirer profit des situations politiques, sociales et économiques délétères. Les situations de crise, la faiblesse des gouvernements, l’émiettement des partis, le discrédit de la politique, la perte des repères et la confusion générale patiemment entretenue sont les meilleurs atouts des projets autoritaires.

Quand aux rêves unionistes de nos dirigeants, ils rappellent par leur caractère improvisé, surréaliste, leur crédulité feinte ou sincère et leur jobarderie, maints autres «projets» arabes que l’histoire a démenti de manière cinglante et parfois dans l’hilarité générale. Ouvrir les frontières, qui plus est de manière unilatérale est au mieux irresponsable, surtout en l’absence d’une Constitution qui viendra organiser notre «vivre ensemble» ainsi que nos relations avec ceux qui désirent s’installer parmi nous. Au pire, cela procède de la même démarche décrite auparavant de déconstruire notre Etat-Nation au profit d’une Oumma fantasmée.  Nous comprenons l’impatiente volonté de certains de nos gouvernants d’accéder à l’histoire mais pas au prix de notre autodestruction.

 

Par Hassan Arfaoui

 

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