L’histoire de l’Etat tunisien de l’indépendance a fait l’objet dernièrement d’une polémique qui n’a cessé de prendre de l’ampleur. Les historiens tunisiens au nombre de 60, avaient signé une pétition rendue publique, qui met en garde contre la manipulation de l’histoire par des non spécialistes, en l’occurrence l’IVD, qui tente de faire perdre l’opinion tunisienne en hypothèses et conjectures. Mieux encore, samedi 7 avril, le Centre des études ottomanes tenu par le Professeur à la retraite, Abdejlil Temimi, avait réuni un petit groupe pour avertir sur les perversions des conventions, particulièrement celle de l’indépendance qui laisse la question de souveraineté nationale tunisienne en question. Safi Saïd, Taoufik Bachrouch, Abdejlil Temimi, Kaïs Saïed et en hôte d’honneur Sihem Ben Sedrine, présidente de l’IVD, étaient là pour faire un réquisitoire sur ces conventions, et les non-dits des archives qui sont toujours sous silence.
L’Histoire est d’abord une science et une spécialisation
Les sciences historiques sont souvent considérées comme appartenant au domaine public, les publications des mémoires et des écrits sont souvent rehaussées au rang d’écriture historique. Aussi, des juristes, ou des spécialistes en histoire moderne de l’époque ottomane, viennent de se reconvertir à l’histoire contemporaine, pensant que les sujets d’actualité peuvent être traités par tout le monde. Ce qui est grave selon notre opinion, c’est que ce réquisitoire voulu contre l’Etat de l’indépendance n’est fondé sur aucun argument scientifique, mais une tentative forcée de donner une légitimité aux travaux de l’IVD concernant l’histoire nationale. L’agenda politique, basé sur un choix délibéré de l’IVD de commencer par l’année 1955 avec le conflit Bourguiba/ Ben Youssef, et contre lequel les historiens ont prévenu dès 2014, est au cœur de ce débat. Ce qui étonne, c’est que l’IVD n’a jamais voulu intégrer ni consulter les véritables experts de l’histoire contemporaine, particulièrement les historiens spécialisés. C’est autant dire qu’on veut traiter des questions de droit sans juristes !
Deux hautes institutions nationales sont en quelque sorte spécialisées dans la conservation des archives et la recherche historique sur l’histoire de la Tunisie contemporaine allant de 1881 à nos jours. Les Archives nationales de Tunisie, et son directeur Hédi Jellab, lui-même historien en histoire contemporaine, ainsi que l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine qui renferme 15 historiens chercheurs spécialisés. Pourquoi alors l’IVD et les voix qui l’appuient veulent-elles occulter le rôle de ces institutions ? Mieux encore, le corps des historiens au nombre de 60, fit un appel pour que cesse la manipulation politique de l’histoire. Pourquoi un groupe de non spécialistes accusent-ils à tort les conventions de l’indépendance, parlant même d’une « traîtrise » et de clauses qui toucheraient la souveraineté nationale et les richesses du sous-sol tunisien ?
Qu’en disent ces conventions ? Sont-elles encore à l’ordre du jour comme le prétendent ces voix qui mettent en procès l’Etat tunisien indépendant ?
Les conventions de l’autonomie interne et de l’indépendance sont dépassées par des conventions sectorielles
La signature des conventions du 3 juin 1955, était établie pour une durée de 3 ans au moins, mais l’accélération du conflit yousséfiste et l’accès du Maroc à son indépendance le 2 mars 1956, ont fait que les négociations se sont accélérées pour que la Tunisie puisse enfin devenir un Etat indépendant. Inutile de dire que de ce fait les conventions de juin 1955, seront très vite dépassées, car à titre d’exemple, tous les problèmes inhérents à la sécurité nationale et la défense de la Tunisie restaient entièrement sous tutelle française. Mongi Slim, puis Habib Bourguiba, dès qu’il eut formé son premier gouvernement le 15 avril 1956, avaient tout fait pour créer une Garde nationale, une police et surtout une armée, les plus hauts symboles de la souveraineté nationale.
C’est autant dire que les clauses des conventions de 1955 étaient devenues obsolètes avec la nouvelle convention de 1956. Il faut rappeler pour les néophytes de l’histoire, que même les conventions de 1956 ne sont qu’un cadre général et ne sont nullement signés pour résoudre toutes les nombreuses questions restées en suspens. Les négociations se sont faites âpres : il restait encore à la date de mars 1956 22.000 soldats français stationnés sur tout le territoire tunisien. La France, et dans une tentative de forcer la main à Habib Bourguiba, a tenté de tergiverser, proposant une formule d’Edgar Faure « l’indépendance dans l’interdépendance », contestée et non admise par la Tunisie. H. Bourguiba considérait cette formule « élastique », elle toucherait ainsi le socle même sur lequel il a bâti sa lutte politique : la souveraineté nationale. A cet effet, et en guise de sanction, dès le mois de janvier, la France a stoppé net son aide et sa collaboration militaire avec la Tunisie. Pire encore, le 22 mai 1957, toute aide économique à la Tunisie était suspendue. La raison de ce blocage, Bourguiba refusait toujours et en dépit des sollicitudes françaises, de signer un quelconque accord sur la cession de la base de Bizerte.
Accords post indépendance qui vont dépasser le cadre des conventions de juin 55 et mars 1956
Voici les accords passés entre la Tunisie et la France pour résoudre la plupart des problèmes entre les deux pays après les accords du 20 mars 1956, et qui abolissent ainsi tous les accords précédents: ces accords sont consultables dans le Journal officiel tunisien, (JOT), qui deviendra le JORT après la déclaration de la république.
– Diplomatie et relations extérieures : accord du 15 juin 1956.
– Défense nationale : accords du 21 juin 1956 et du 17 juin 1958 (ce dernier évoque la libération de tout le territoire tunisien de l’occupation militaire française à l’exception de Bizerte).
– Radiodiffusion : accord du 29 août 1956, applicable à partir du 31 mars 1957, cédant à l’Etat tunisien le poste de «Radio Tunis ». Il a été également conclu un accord de coopération entre la RTF et Radio Tunis signé à Tunis le 7 décembre 1959.
– Fonction publique protocoles des 9 mars 1957 et 15 avril 1959. (Le maintien des droits acquis des fonctionnaires français étant abolis, les fonctionnaires français pouvaient rester sous contrat). Le gouvernement tunisien emploie actuellement (1960) 1800 agents contractuels dont 1200 au titre de l’enseignement.
– Justice : Convention du 9 mars 1957. Elle supprime la justice française de Tunisie, la justice tunisienne est désormais compétente à l’égard des Français en Tunisie.
– Régime monétaire et Banque d’émission : protocole et convention des 19-25 juillet 1957. Abroge sine die l’exclusivité d’émission de la monnaie par la Banque d’Algérie jusqu’en 1961, tels que le stipulent les accords de juin 1955. Désormais, la Tunisie vient de créer sa propre banque d’émission, et le dinar est devenu la monnaie nationale.
– Relations économiques et douanières : accord du 5 septembre 1959.
Cette convention abroge l’union douanière et prévoit une libre circulation des produits entre les deux pays et l’octroi réciproque du traitement de la nation la plus favorisée.
Préférences tarifaires dont quelques-unes font l’objet de contingents. Les principaux produits tunisiens bénéficient d’une franchise à leurs entrées en France. Cette convention du 5 septembre 1959 a été conclue pour un an renouvelable par toute reconduction.
Le contentieux franco-tunisien et l’affaire de Bizerte
Les accords précités sont les principaux qui ont été conclus entre la Tunisie et la France, d’autres seront complétés jusqu’en 1963 concernant plusieurs contentieux. Il restait à la date de 1960, trois grands dossiers non encore résolus :
– La base aéronavale de Bizerte.
– Les droits civils des Français de Tunisie et le régime de leurs biens.
– Les frontières sahariennes avec l’Algérie.
Conclusion
Voici donc comment l’Etat indépendant avait largement mis en avance sa farouche lutte pour accomplir sa souveraineté nationale et ce, en dépit des pressions subies et surtout par son manque de ressources financières. Nous appelons de nos vœux à ce que les Tunisiens lisent l’histoire de ce pays non par procuration à travers des personnes qui ne veulent que semer la discorde, mais par eux-mêmes et s’assurer de la tromperie à laquelle certains veulent les induire.
L’histoire est une grande responsabilité, son écriture revient aux historiens spécialisés, et ne peut aucunement être un enjeu ou l’objet d’instrumentalisation manichéenne de certains amateurs et arrivistes !
Fayçal Cherif