Les collégiennes et le continent

Sirine et Emna profitent de la longue pause entre 11h et 14h pour aller s’installer à la terrasse du Bonburger, un restaurant rapide qui vient d’ouvrir  non loin de leur école. Emna n’a pas de sous et Sirine l’invite. C’est le deuxième jour de la rentrée scolaire et les deux filles qui viennent d’entrer en cinquième, ont, après de longues vacances, beaucoup de choses à se raconter.

A l’âge de treize ans, qu’elles ont, toutes les deux, on change vite, physiquement et mentalement et, de retour à l’école, les filles ont besoin de se situer par rapport au monde qui les entoure.

… Je comprends encore, lorsqu’on me dit de me laver les dents, mais ma mère me donne souvent des ordres insensés, comme de bien fermer les rideaux, alors que j’aime, de mon lit, regarder les étoiles ; quand je lui demande : pourquoi dois-je fermer les rideaux ? Elle ne sait pas quoi répondre. Elle et mon père n’ont pas su, non  plus, m’expliquer, à quoi sert le tablier à l’école ?

Nos parents, répond promptement Sirine, ont tendance à projeter sur nous leurs valeurs d’adultes. C’est sans doute parce qu’elle a peur, elle même, de garder les rideaux ouverts, qu’elle pense que toi aussi… Quand au tablier à l’école, c’est un débat qui ne date pas d’hier et qui a lieu à chaque rentrée scolaire !…

Emna regarde Sirine, impressionnée, et elle se  dit : cette fille sait mieux expliquer les choses que les enseignants. Sirine est particulière ; elle est très éveillée, très instruite et elle communique bien avec tout le monde. Depuis cinq ans, elle n’est plus élevée par ses parents qui ont divorcé lorsqu’elle avait huit ans. Sa mère est allée vivre à Paris, et son père était trop content de recouvrer son poste à la banque où il travaillait à Limoges ; et il n’a pas hésité un instant à quitter le pays. Les considérations morales, il s’en fichait. Après son mariage à Tunis, sa femme, la mère de Sirine, a également renoncé à son travail dans une agence de voyage à Paris pour s’installer à Tunis avec son mari. Ils n’auraient jamais imaginé qu’ils en viendraient à se détester après avoir fait un enfant ensemble.

Après le divorce de ses parents, on a laissé le choix à Sirine: vivre avec l’un ou l’autre, à Limoges ou à Paris, mais elle a préféré rester à Tunis avec ses grands-parents. Les proches, oncles et tantes, dans la crainte d’être mis à contribution pour l’éducation et les charges de l’enfant, ont beau lui avoir conseillé de rejoindre ses parents, avec des arguments comme: la présence d’une mère est indispensable ou rien ne comble l’absence d’un père ; mais Sirine a tenu bon.

Depuis l’histoire du salafiste, elle n’avait même plus envie d’adresser la parole à sa mère. Peu avant les vacances scolaires, sa mère, de passage à Tunis, moins pour voir sa fille que parce qu’elle avait des billets d’avion gratuits, était venue l’attendre devant le collège ; un passant salafiste s’est arrogé le droit de gourmander vertement Sirine, parce que sa tenue n’était pas assez stricte. Sa mère, comprenant ce qui se passait, se précipita hors de la voiture, souleva sa jupe jusqu’en haut des cuisses en criant au Salafiste : «Voilà ! Rince-toi l’œil, au lieu de t’exciter comme ça sur ma fille ! »

Elle n’aimait pas cette mère qui l’a abandonnée, à l’âge de 9 ans, sur la foi de sa liberté de choix, et qui fait semblant, 4 ans plus tard, d’être à l’affût des prédateurs qui s’attaquent à son bébé.

 

Les parents « boivent », les enfants trinquent !

Au moment où Sirine commence à se laisser aller aux sentiments, renonçant à sa logique froide, Emna lui demande si elle connait Mehdi qui, au seuil du restaurant, était en train de déchausser ses rollers qu’il trimbalait toujours avec lui, même pour aller à l’école.

Après les avoir salués, Mehdi va chercher son burger, Emna, dont la mère est une bonne amie à la mère de Mehdi, en profite pour raconter les malheurs du petit. Ses parents, très unis, sont allés, alors qu’il avait 10 ans, consulter un spécialiste psychiatre parce qu’il faisait pipi au lit et qu’il ne prenait jamais la peine de se déshabiller avant d’aller se coucher. Il a diagnostiqué que le petit était autiste et commencé à leur conseiller des stratégies éducatives qui auraient, si elles avaient été appliquées, exclu le petit de son environnement familial et social. Heureusement qu’un voisin bienveillant, médecin de profession et qui connaissait bien Mehdi, leur a demandé de patienter avant de persuader le gosse d’un retard mental qu’il n’a peut-être pas. Mehdi est revenu à un comportement normal et ses parents semblaient presque déçus qu’il n’en fût rien de la maladie annoncée. C’est, du moins, ce que prétend Emna. Sirine approuve et toutes les deux se mettent à rire. Leur hilarité déplait à Mehdi qui avale son burger et commence à chausser ses rollers, sans doute dans l’intention de partir. Sirine le met à l’aise en lui demandant, tout en riant de plus belle avec Emna : alors, quelles misères ils t’ont encore faites ?

Il commence tout de suite à vitupérer contre ses parents qui lui ont fait passer un mauvais quart d’heure dès le premier jour de la rentrée scolaire qu’ils ont choisi, à leur tour, pour marquer leur territoire et anticiper les écarts de leur rejeton.

En faisant le grand rangement de ma chambre, ma mère a trouvé nombreuses boites d’allumettes, une mini-bouteille d’alcool, des cigarettes mentholées et un préservatif. Elle les a exposés sur son lit comme des trophées de guerre et, au retour de mon père du travail, elle nous a rassemblés dans sa chambre pour convenir des sanctions.

Mon père prend d’abord ma défense en lui racontant que, petit, il avait aussi ce genre de camelote caché dans sa chambre, il dit à ma mère de me laisser tranquille, mais lorsqu’elle le transperce de son regard glacial, il se tourne vers moi pour me jeter, à son tour, un regard assassin et, changeant rapidement d’avis, il me gifle ; si ce n’était ma petite taille, je lui aurais rendu sa baffe.

C’est ça ! rétorque Emna, lorsqu’ils ne sont pas bien ensemble, c’est nous qui trinquons.

La douce voix de Sirine les ramène à la raison. Elle leur raconte combien c’est super de vivre avec les grands parents, c’est la meilleure façon d’échapper, ajoute-t-elle aux turpitudes des parents. Les grands parents, continue-t-elle, s’ils ont traversé tout ce temps sans grands dégâts, ont de l’expérience et de la sagesse et ne nous transmettent pas, comme le font les parents, leurs conflits et leur instabilité. En plus, ils nous évitent ce comportement autoritaire stupide et cette mauvaise conscience que nous infligent les parents. Les grands parents ont un savoir faire qui a fait ses preuves. Ils nous donnent  beaucoup de sentiments et, parfois, de la culture et du goût.

Sirine continue, un peu frimeuse, qu’elle est en train de réaliser aujourd’hui ce qu’un grand penseur, prévoit pour le milieu du siècle ; et que, dans la logistique du nomadisme du futur, chaque parent, séparé plusieurs fois, vivra loin de là où se trouvent ses enfants ;  les enfants vivront alors chez leurs grands parents, dans des lieux protégés où les parents viendraient, alternativement, leur dire bonjour, de temps à autre.

Epoustouflés, Emna et Mehdi fixent Sirine dans l’espoir qu’elle leur raconte encore des choses sur cette émancipation inespérée, mais elle passe à un autre sujet : et toi Emna, comment as-tu passé tes vacances ? Raconte !

Emna est la moins riche ou la plus pauvre des trois, selon là où on se place. Elle leur apprend qu’elle aurait aimé se passer des vacances. Elle les a passées dans leur appartement, au quatrième étage d’un immeuble insalubre de la rue Oum Kalthoum, une fournaise ! avec une mère à moitié folle qui se rattrape sur le ménage et la cuisine, un père qu’elle ne voit presque jamais, parce qu’il sort lorsqu’elle dort encore et il rentre lorsqu’elle dort déjà, une grand-mère cafteuse qui est toujours à l’affût de ses écarts.

Heureusement qu’il y avait la télé et que son grand frère, réparateur informatique, lui procure souvent des PC et l’accès à Internet… Aussi, vivement le collège !

Lotfi Essid

 

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