Aux débuts, était l’Afrique*

Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

F.-X. Fauvelle-Aymar est historien, chercheur associé au Centre Jacques Berque de Rabat, il enseigne à l’université de Toulouse. Le Rhinocéros d’or, ouvrage érudit en même temps que plaisamment écrit, compose une histoire plurielle de l’Afrique médiévale du VIIIe au XVe siècle.

Son propos est sans détour : ce n’est qu’aux yeux de ceux qui ne savent pas le lire que le continent africain n’a pas d’histoire.

Certes, l’Afrique sub-saharienne précoloniale se dérobe à l’historiographie classique. 

Les constructions en pierres y sont plus rares que les bâtiments en bois ou en pisé remaniés au fil du temps. 

Les civilisations, partagées entre une multiplicité de langues et quelques écritures (punique, libyco-berbère, guèze, nubien…) n’ont légué que de minces archives et des récits oraux, quand la tradition ne tombe pas en déshérence, s’effrangent de mémoire en mémoire. 

Dès lors, il ne peut être question de dispenser une histoire lisse et homogène appuyée sur des chroniques et des monuments ni encore, selon l’expression de Romain Bertrand, une histoire à parts égales alimentées de  sources qui ne soient pas uniquement celles des Européens.

De même qu’il fallut obstination et acuité pour tirer le Moyen Âge d’Europe de la nuit de mille ans de barbarie dans laquelle l’avaient plongé les médiévistes du XIXe siècle, F.-X. Fauvelle-Aymar s’emploie à récuser de l’image d’une Afrique miroir des origines, obscure, immobile et tribale. 

Le Moyen Âge africain qu’il dépeint, ce sont des siècles d’or, ponctués de grands moments de civilité oubliés, où l’histoire est aussi vive qu’ailleurs. Mais autrement documentée.

Les sources sont parcimonieuses, les écrits occidentaux quasi inexistants, les textes arabes tiennent en quelques centaines de pages. Le Continent n’a laissé que des traces orphelines, quelques ruines et des poussières de récits… 

L’historien s’en saisit en l’état. Comme d’autant de brefs éclats de lueur éclairant par le travers, la vaste région courant via les bassins du fleuve Niger et la moyenne vallée du Nil, des rivages atlantiques du Sahara et du Sahel aux côtes de la Mer rouge et d’Aden.

Il rapporte les trajets accidentés de quelques perles de verre perdues dans un tumulus, d’un vestige de fresque, d’un fragment de courrier sur vélin d’un marchand juif, d’une ébauche de carte géographique encore… Ce sont les traces tenues souvent anonymes à l’aide desquelles  F.-X. Fauvelle-Aymar reconstitue les existences de marchands et de rois, de guerriers et d’esclaves, de voyageurs et d’aventuriers.

Une Histoire inachevée

Par touches séparées, en 34 chapitres tous articulés autour d’un document commenté, il agence une histoire résolument incomplète, consentante aux découvertes encore à faire.

Chaque texte ouvre une fenêtre sur une Afrique, source de richesses et de fascination connectée au reste du monde, insérée dans un vaste système commercial où les populations noires du sud du Sahel sont les acteurs entreprenants et organisés du commerce de l’or, du sel, des esclaves, du laiton ou de l’ambre…  avec le nord du continent et bien au-delà.

D’ailleurs, voici un Chinois au cœur du premier récit. Un nommé Du Huan, soldat malheureux, fait prisonnier en Ouzbékistan vers 751, réduit en esclavage, et qui après bien des péripéties se retrouve dans une contrée qu’il appelle Molin (probablement l’Érythrée) où les hommes sont noirs et nourrissent les chevaux de poisson séché.

Des contacts mieux avérés datent du XVe siècle. Une plaque commémorative visible à Chang Lo, sur le Yangzi Jiang mentionne les pays africains visités par la flotte impériale Ming. Entre 1421 et 1422, les jonques du grand amiral Zheng He accostent par deux fois du côté de Malindi, dans l’actuel Kenya.

Là même où, en 1498, Vasco de Gama partit de Lisbonne et qui venait de tourner le cap de Bonne Espérance fit une dernière escale avant de faire voile vers Calicut pour y fonder l’empire des Indes portugaises. 

Comme attendu, l’Islam joue un rôle majeur dans l’interconnexion entre eux d’abord et avec le reste du monde ensuite des divers ensembles sociaux qui s’étendent de l’est à l’ouest du continent africain et s’étirent vers les rives de l’Afrique australe et de Madagascar. Si l’Islam a pu effectuer un tel branchement comme il l’a fait entre l’Europe et le Sahel, c’est moins par la langue et la religion que par le droit et le système monétaire. Sa diffusion a fixé le cadre des pratiques et des normes commerciales.

Aux XIe et XIIe siècles, nombreux sont les rois du Sahel à épouser la nouvelle religion. L’islamisation reste cependant un phénomène urbain limité, compatible surtout avec les usages locaux. 

Ibn Batuta s’en offusque, séjournant huit mois à la cour d’un souverain, il note que ce dernier se rend à la mosquée mais aussi qu’il conduit devant sa propre population des cultes traditionnels avec danses, récitations épiques et exposition des masques des ancêtres.

Toutes sincères qu’elles furent, les aspirations spirituelles inédites des élites princières signifiaient aux marchands du monde islamique qu’ici se faisaient de bonnes affaires.

De récit en récit,  F.-X. Fauvelle-Aymar dévoile les mystères et dévide les événements formidables. 

Ainsi, la recherche de la capitale du Ghâna, introuvable et pourtant décrite vers 1068 par un géographe de Cordoue : l’or y pousse assure-t-il comme des plantes dans le sable, comme poussent les carottes. On le cueille au lever du soleil. 

La légende est charmante et informe que les commerçants ne connaissaient pas l’origine du métal convoité.

Il y a encore l’entrée à Marrakech du roi du mystérieux pays de Zafûn, racontée par un ancien esclave chrétien de Byzance, en 1220 ; les mines fantômes du Zimbabwe au XIIIe siècle ; le roi chrétien d’Amhara qui bien qu’en guerre avec les principautés islamiques d’Abyssinie sait s’entendre avec ses voisins, lorsqu’il s’agit de trafics d’eunuques ; une église creusée dans le granit rose par les anges sur les hauts plateaux éthiopiens aux temps de Lalibela ; la mythique Tâtantâl où se dresse au XIe siècle un château dont les murs, les salles et les créneaux sont construits de sel… 

Et puis, le sultan Mûsâ, empereur de Mâli que deux géographes de Majorque en 1375, dans leur atlas du monde (dit atlas catalan) dessinent  un spectre dans une main et une boule d’or dans l’autre. Un secrétaire de chancellerie du Caire rapporte qu’en route pour le pèlerinage, l’or coulait à flots sur son passage, faisant chuter pour plusieurs années le cours des échanges dans la ville. 

Par-delà les données légendaires ou lacunaires, les caravanes entières englouties par les vents de sable et celles sur lesquelles des mafias du désert prélèvent un droit de protection, F.-X. Fauvelle-Aymar dépiste l’historicité.

Tout au bout du chemin se tient un petit objet du XIIe siècle retrouvé en 1932 sur la colline aux Chacals à Mapungubwe, et devenu depuis la plus haute distinction sud-africaine : un petit rhinocéros fait de feuilles d’or clouées entre elles.

Il provient d’une tombe aristocratique et signale l’existence d’un royaume définitivement incertain.

Plusieurs fois pillé, la documentation scientifique du site est impossible.

Mais, le rhinocéros a d’autres choses à dire : il n’a qu’une seule corne, comme les rhinocéros d’Inde et de Java ; la partie centrale, son âme, probablement en bois, aujourd’hui disparue, a sans doute été importée, ce qui laisse deviner des relations commerciales lointaines.

Il faut parfois faire confiance à un petit rhinocéros en or pour ressentir l’épaisseur mouvante de l’Afrique médiévale désormais si opaque, naguère si faste.

 

* François-Xavier Fauvelle-Aymar

Le Rhinocéros d’or, histoires du Moyen âge africain, Alma, 2013, 320 p.

R. S-M.

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