L’Institut national des statistiques a publié au cours des derniers jours une série de statistiques et de résultats sur nos performances économiques au cours des premiers mois de l’année 2019. L’ensemble est significatif de l’aggravation de la crise que nous traversons depuis quelques années et de l’échec manifeste de nos politiques économiques pour y faire face. Qu’il s’agisse du niveau de la croissance globale, de celle de la production industrielle ou des performances de notre commerce extérieur notre pays a connu au cours des derniers mois une détérioration sans précédent qui pourrait avoir des conséquences néfastes sur notre économie et toucher sa capacité à respecter ses engagements.
Mais, en dépit de cette détérioration, le discours officiel continue à privilégier la fuite en avant et le déni de cette crise sans précédent, en mettant l’accent sur quelques indicateurs économiques glanés ici et là. Et, s’il souligne quelques manifestations de la crise économique, c’est pour indiquer immédiatement qu’elle est indépendante de sa volonté et qu’elle a pour cause les difficultés de l’économie mondiale. Lorsque les facteurs internes sont évoqués par le discours officiel, c’est pour mettre l’accent sur l’absence d’appui politique au gouvernement qui a empêché celui-ci de mettre en place les réformes nécessaires à une relance de la croissance et à une sortie de crise. Mais, rien sur sa propre responsabilité dans la détérioration de la situation économique et surtout dans l’échec des politiques économiques mises en place afin d’améliorer la situation économique.
Loin de nous l’idée de minimiser les facteurs externes, et particulièrement le ralentissement de la croissance chez nos partenaires économiques, particulièrement les pays de l’Union européenne, ainsi que le contexte politique et la grande incertitude et l’instabilité qui caractérisent notre transition, il est important de mettre l’accent sur la responsabilité de nos choix et de nos politiques économiques et leur incapacité à sortir notre pays de ce marasme sans précédent.
Mais, revenons d’abord sur les performances des derniers mois et la série de résultats publiés par l’INS. La première série concerne la croissance globale enregistrée lors du premier trimestre de l’année 2019 et son recul sans précédent. La croissance n’a pas dépassé 1,1% en glissement annuel par rapport à la même période de l’année passée et a été de 0,1% par rapport au dernier trimestre de l’année 2018. Il s’agit des performances les plus faibles des deux dernières années qui font de l’objectif de croissance de 3,1% fixé par le gouvernement dans la loi de Finances 2019 un lointain souvenir.
Cette chute brutale de la croissance s’explique par la baisse de la croissance de tous les secteurs de l’économie en ce début d’année, en dehors de celui des services. Le secteur des industries manufacturières a connu un recul de -0,6% par rapport au premier semestre 2018 du fait de la baisse de la valeur ajoutée de tous les secteurs, en dehors des matériaux de construction et des industries chimiques. Les industries non manufacturières ont connu également une baisse de -0,8% en dépit de la forte progression du secteur minier qui a connu une croissance de 35,3% par rapport à la même période, du fait du redoublement de la production des phosphates qui a atteint 900 000 tonnes. Mais, ce secteur a souffert du recul des activités de l’énergie qui était de -10,8% au cours de ce trimestre du fait de la baisse continue de la production pétrolière qui est passée de 40,5 mille barils/jours à la fin de l’année 2018 à 38,1 mille.
Le secteur agricole qui a porté la croissance au cours des deux dernières années a également connu une baisse de ses performances avec une croissance négative de -0,7% au cours de ce trimestre par rapport à la même période de l’année passée, du fait de la baisse de la campagne oléicole. Le secteur des services est le seul qui ait enregistré des performances positives au cours de ce trimestre avec une croissance positive de 7,2% due à la forte croissance du secteur touristique, preuve que ce secteur est en train de retrouver sa dynamique après les années difficiles suite aux attentats terroristes.
La croissance globale a connu une forte baisse au cours de ce premier trimestre du fait de la panne de la plupart des secteurs économiques. Mais, le plus inquiétant est le tassement du secteur industriel qui a été pourtant au cœur du projet de modernisation postcolonial et qui a perdu ce rôle prépondérant au cours des deux dernières années au profit de l’agriculture.
Cette tendance est confirmée par les derniers chiffres du secteur publiés par l’INS. Le secteur industriel a connu une forte baisse au cours du premier trimestre qui était de -2,9% par rapport à la même période de l’année précédente. Ce recul est le résultat de la baisse de la production d’un grand nombre de secteurs industriels dont les secteurs énergétiques (-10,8%), les industries agro-alimentaires (-14,8%) du fait de la chute de la production de l’huile d’olive, les industries mécaniques et électriques (-1,9%), les industries textiles (-2,1%) et le raffinage de pétrole (-16,9%).
Le recul du secteur industriel ne date pas d’aujourd’hui et cette tendance s’est poursuivie au cours des dernières années avec sa marginalisation dans les dynamiques de croissance et la montée du secteur agricole. Cette tendance lourde et inquiétante n’a pas suscité l’intérêt de la part des pouvoirs publics et des experts en dépit de son importance stratégique. Ce recul est le signe de la fin d’un modèle et du projet économique de l’Etat postcolonial qui a construit sa philosophie sur la nécessité de diversifier notre économie et de sortir de l’insertion rentière héritée de la période coloniale. Le nouveau projet économique de l’Etat indépendant avait alors donné un rôle stratégique à l’industrie qui devait porter ce programme d’autonomie économique, dans lequel les entreprises publiques et le secteur privé ont joué un rôle essentiel. La priorité du développement industriel a été donnée dans les premières années de l’indépendance aux activités d’import-substitution pour remplacer les biens de consommation finale, importés de la métropole coloniale dans les années 1960 et les activités de promotion des exportations à partir du début des années 1970 à la forte intensité en main-d’œuvre non qualifiée.
Mais, ce modèle de développement industriel a atteint ses limites dès la fin du siècle dernier et nous n’avons pas été en mesure de le renouveler. Et au lieu de construire et de structurer un nouveau modèle de développement industriel, nous avons assisté, impuissants, à sa déroute, sans que nous soyons en mesure de développer une nouvelle stratégie de développement industriel capable de lui ouvrir une nouvelle dynamique et de nouvelles perspectives.
La troisième série de résultats est moins négative et concerne le faible recul du chômage dont le taux est passé au cours des quatre premiers mois de l’année de 15,5% à 15,3%. Mais, cette amélioration reste faible et le chômage revient à son niveau de 2017.
La quatrième série de résultats concerne le commerce extérieur et la dérive de nos échanges au cours des quatre premiers mois de l’année 2019. Le déficit du commerce extérieur est passé de 5 milliards de dinars, au cours de la même période de l’année passée, à 6,4 milliards de dinars en 2019, ce qui s’est traduit par la baisse du taux de couverture qui est aujourd’hui à 71,33%. Cette dérive de notre déficit externe souligne deux types d’inquiétude. Le premier est lié au risque de perte de contrôle de nos échanges extérieurs au cours des prochains mois. Il faut noter que ce déficit est passé de 12,6 milliards de dinars en fin 2016 avant d’atteindre un premier record à la fin de l’année 2018 avec 19 milliards de dinars. Les premières projections indiquent que nous pouvons atteindre un déficit de 24 milliards de dinars à la fin de cette année, ce qui peut avoir des effets négatifs sur notre économie.
La seconde inquiétude est liée aux possibilités de financement de ce déficit. Notre pays a réussi par le passé à financer notre déficit commercial par l’excédent de la balance des services et le transfert de nos travailleurs à l’étranger. Or, l’ampleur de ce déficit rend ce scénario difficile à atteindre et va se traduire par un recours plus important à l’endettement externe qui pourrait à terme peser lourdement sur notre capacité à respecter nos engagements externes.
L’ensemble de ces éléments publiés par l’INS indique une forte détérioration de la situation économique et une aggravation sans précédent de la crise économique. La question qui se pose alors concerne les raisons de cette détérioration.
Le discours officiel met l’accent sur la détérioration de la situation économique mondiale et la baisse de la croissance chez nos plus importants partenaires économiques, notamment les pays de l’Union européenne. Par ailleurs, les pouvoirs publics soulignent la fragilité du soutien politique au gouvernement qui n’a pas favorisé la mise en place des réformes nécessaires pour sortir de la crise actuelle.
Les facteurs évoqués par le gouvernement sont importants et il faut impérativement les prendre en considération dans une lecture objective de la situation économique de notre pays. Mais, il nous paraît difficile de limiter les facteurs de crise aux causes externes et il est important de prendre en compte les facteurs internes, ou ce que les économistes appellent les facteurs endogènes, et plus particulièrement les politiques économiques poursuivies au cours des deux dernières années.
Nous voulons souligner quatre éléments essentiels qui ont pesé sur les politiques économiques et expliquent leur limites pour construire de nouvelles dynamiques de croissance et sortir de la crise actuelle. Le premier élément important concerne l’absence de vision globale en matière économique et la prédominance de la vision immédiate à court terme. Les choix de politiques économiques aujourd’hui obéissent à la volonté de gérer les chocs économiques, particulièrement ceux liés aux grands équilibres macroéconomiques comme les déficits jumeaux des finances publiques et du commerce extérieur. Les résultats catastrophiques que nous connaissons aujourd’hui sont la preuve de la faillite de cette conception de la politique économique. La réponse aux chocs économiques, aussi importants soient-ils, ne peut pas se limiter aux réponses conjoncturelles et exigent des réponses structurelles. Ainsi, par exemple, aujourd’hui, la réponse au déficit externe ne peut pas se limiter à la limitation des importations, mais exige une relance des activités industrielles afin de développer les exportations.
La seconde explication des difficultés des politiques économiques concerne les conséquences sur le secteur réel de la transition majeure de la politique monétaire au cours des derniers mois. Notre pays a suivi dans la période post-révolution une politique monétaire expansionniste pour sortir de la crise économique et nous épargner une forte dépression économique. Mais, la Banque centrale va revenir sur ces choix et opérer un changement majeur dans nos politiques monétaires, en favorisant un tournant beaucoup plus restrictif en coordination avec le FMI et dont l’objectif était de faire face aux pressions inflationnistes. Cette politique a été à l’origine d’une augmentation rapide des taux directeurs et une réduction des possibilités de financement de la Banque centrale pour les banques. Il semble aujourd’hui que ce tournant restrictif de la politique monétaire commence à avoir des effets sur la sphère réelle et à peser de tout son poids sur les investissements.
Le troisième élément qui explique les limites de nos politiques économiques concerne la réduction des effets de la politique budgétaire expansionniste. Les différents gouvernements post-révolution ont poursuivi une politique budgétaire expansionniste dont l’objectif est de relancer la croissance économique et de sortir le secteur privé de son attentisme du fait de l’incertitude politique croissante en période de transition. Cet expansionnisme budgétaire a été à l’origine d’un renforcement du budget d’investissement qui a atteint 6 milliards de dinars dans la loi de Finances 2019. Or, cette politique budgétaire semble atteindre ses limites. De surcroît, ses effets sont de plus en plus remis en cause par le tournant restrictif de la politique monétaire. Ceci pose la question de la cohérence des différentes composantes des politiques économiques et plus particulièrement les politiques monétaires et budgétaires.
Le quatrième élément essentiel dans les échecs des politiques économiques concerne le recul de l’autorité de l’Etat et de sa capacité à exécuter ses décisions économiques et à les mettre en place. Impuissants, les pouvoirs publics se limitent à légiférer sans être en mesure de mettre en pratique leurs décisions. Cette situation exige des pouvoirs publics de sortir des calculs politiciens et de faire du respect de la loi et de l’application des décisions et particulièrement des réformes économiques, sa principale priorité en dépit de leurs conséquences politiques.
Nous connaissons aujourd’hui une crise économique qui ne cesse de s’aggraver et une forte détérioration de la situation économique en ce début d’année. Mais, nous continuons à croire que nous avons les moyens pour définir les politiques nécessaires à une sortie de crise. Pour cela, nous devons réunir trois conditions nécessaires. La première, c’est la nécessité de sortir du déni qui règne dans les milieux officiels. La seconde concerne l’importance de mettre l’économie au centre de nos priorités et nos objectifs économiques. La troisième condition a trait à la nécessité de sortir des visions de court terme. Les échecs actuels montrent que la politique de la quête de la liquidité a tué la politique économique. La réunion de ces trois conditions constitue le point de départ pour la définition d’un programme de sauvetage de notre économie.