Passé au scalpel de nos constitutionnalistes… quelques jours après sa diffusion, l’avant projet de la Constitution a fait l’objet d’une analyse détaillée lors d’une table ronde organisée par l’Association tunisienne de droit constitutionnel et de Democracy Reporting International. Deux constats : ce premier jet, encore en l’état brut, fera sans nul doute l’objet de modifications, certaines étant plus que nécessaires. Mais surtout, le texte tel qu’il a été présenté est bien loin de l’esprit qui a porté la révolution. Par certains aspects, il s’en trouve même aux antipodes.
Eclairage
Yadh Ben Achour, Ghazi Gherairi, Slim Laghmani, Farhat Horchani, Salwa Hamrouni ou encore Chafik Sarsar…Pour cette «Première lecture du projet de la Constitution», la fine fleur du droit constitutionnel avait répondu présent. L’objectif affiché ? Décortiquer le produit fini mais encore brouillon de nos constituants, rendu public depuis quelque jours. Et les critiques étaient au rendez-vous. «Les droits et les obligations sont flous, et n’ont pas été mentionnés de manière claire dans le préambule et les principes fondamentaux», estime Ghazi Gheraïri, secrétaire général de l’Académie Internationale de Droit Constitutionnel, pour qui l’avant-projet est une «régression en plusieurs points par rapport au texte de 1959». L’expression de la «couleur partisane» et la volonté d’imprimer une identité culturelle se dégagent du texte. «Mais de quelle identité parle-t-on ? Si l’on donne la priorité à l’identité culturelle, on finira forcément par limiter les libertés et les droits. Seule l’identité citoyenne dont le référentiel est les droits de l’homme défendra l’identité culturelle !», explique Salsabil Klibi.
La forme ? Médiocre…
Formulations maladroites, souvent littéraires et loin de toute conséquences juridiques, le texte pèche souvent, selon les techniciens, par son amateurisme. Les uns après les autres, les constitutionnalistes qui se sont succédé l’ont rappelé : les députés sont quasiment partis d’une feuille blanche sans jamais recourir à l’expertise de juristes, pourtant à leur disposition. Articles ambigus, parfois même inapplicables… La méconnaissance du droit, sur le fond comme sur la forme, transparait dans l’avant-projet. Par exemple, la rédaction floue des articles relatifs aux droits et aux devoirs de la femme laisse la porte ouverte à toutes les interprétations, y compris les plus liberticides d’entre elles. Il existe également une confusion entre les principes et les droits et libertés, confusion menant à de nombreuses répétitions. Autre exemple, l’utilisation de l’expression à maintes reprises de «promulgation des traités», une procédure qui n’existe pas dans le Droit International Public, selon le Professeur Horchani. Autre «aberration» expliquée par le Professeur Ben Achour : selon l’avant-projet, les textes d’application de la constitution se feront par le biais de lois ordinaires (a 41), ce qui est en totale contradiction avec l’un des principes élémentaires du droit selon lequel les textes d’application se font via une loi organique. Enfin, note Iyadh Ben Achour, «le fait d’avancer les principes au détriment des droits et libertés ne répond pas aux valeurs de la Révolution». «La plus grande revendication de la révolution, rappelle-t-il, a été celle d’avoir plus de libertés». Les Tunisiens appellent depuis la révolution à la fin de la corruption et à davantage de transparence au sein des institutions. Pourtant, nul trace de ces principes dans la constitution. «Nous en avons assez de la malversation, de la corruption et des salaires inconnus des ministres, du président de la République et des députés. La commission des experts a proposé un texte qui met fin au mystère des salaires et de la malversation et précise que les revenus des hauts fonctionnaires de l’Etat doivent apparaitre dans le Journal Officiel. Mais cela n’a pas été pris en compte dans l’avant-projet de la constitution !», a déploré Yadh Ben Achour.
Un préambule qui ne reflète pas la révolution
Il demeure le grand absent…Tout en reconnaissant la «mise en corrélation bénéfique entre l’Islam modéré et les valeurs universelles», Yadh Ben Achour note une omission de taille dans le préambule : la déclaration universelle des Droits de l’Homme. Certes, il est fait mention des Droits de l’Homme dans le troisième paragraphe…mais de manière «tellement lapidaire que cela prête à confusion». «La Constitution de 1959 en faisait mention. Nous ne devons pas oublier que nous faisons partie de l’humanité !», explique Ghazi Gherairi. Pour le constitutionnaliste, ce préambule, «partie intégrante de la constitution» est pourtant «inutilisable en tant que source de droit» et «incohérent historiquement». «C’est bien de faire mention de l’Histoire tunisienne, mais je ne trouve pas normal qu’on passe sous silence l’Etat de l’indépendance», indique-t-il.
Place de la religion : le double tranchant
Chargé d’étudier les articles relatifs à la religion, le professeur Slim Laghmani a dressé un constat sans appel : «inscrite de manière négative et subjective, la religion est source de discrimination dans la nouvelle constitution», explique-t-il. Longtemps discuté avant d’être laissé en l’état, l’article 1, fait l’objet dans la nouvelle constitution d’un verrouillage juridique : il est impossible de l’amender… «Une manière de fermer la porte à toutes tentatives de sécularisation. Or, techniquement c’est ridicule. Demain, il est possible de modifier l’article interdisant modification», estime le constitutionnaliste. Dans la prochaine loi fondamentale, la candidature du président de la République est notamment conditionnée à son appartenance à la religion musulmane. Une discrimination d’abord, note Slim Laghmani. Une aberration ensuite. «Si le régime parlementaire est adopté, ce sera le Premier ministre qui sera au pouvoir, avec un président honorifique. Or, le Premier ministre n’est pas tenu d’être musulman, alors que le président l’est», a-t-il expliqué. Avant de poursuivre : «Est-il vraiment nécessaire de spécifier la religion du président ? Quelle est la probabilité statistique qu’un président tunisien ait une autre religion?» Le professeur a également souligné une lacune du texte : l’absence de la protection de la liberté de conscience, conformément à la déclaration universelle des Droits de l’Homme, au lieu de se limiter à la liberté de culte. Mais l’atteinte au sacré est ce qui a le plus attiré l’attention des juristes. «Il est question de criminaliser l’atteinte au sacré, mais on ne sait pas qui le ferait, l’Etat ou le droit ? Par décret ou par une loi ? La liberté ne peut être limitée que si l’absence de limites représente un danger pour les autres. Or dans ce projet de Constitution, le danger est de limiter les libertés sans raison valable», a avancé Salsabil Klibi. Et Iyadh Ben Achour de s’interroger : «On se demande s’ils ne sont pas en train d’établir un Etat théocratique, la pire des dictatures, plutôt qu’un Etat civil». Ainsi adopté, le texte entérinerait la " fin de la liberté intellectuelle".
La femme, éternelle victime
L’article 28 concernant les femmes est le sujet polémique de l’avant-projet. «Chaque terme de cet article est un mystère ! Quel rapport logique entre la relation des époux au sein de la famille et le rôle des individus dans la construction de la nation ?», s’interroge Yadh Ben Achour. Son avis est partagé par Salwa Hamrouni. Au-delà de la menace qu’il représente, cet article ne peut être transposé juridiquement. L’article 28 évoque «la protection des droits de la femme en tant que partenaire de l’homme et non en tant qu’être humain» ce qui en fait ««un ensemble de palabres qui ne peuvent avoir d’impact juridique». Femme complémentaire de l’homme à qui l’on dénie sa citoyenneté…C’est ce qui ressort du texte d’autant que selon les articles soit est employé le terme générique de «citoyen» ou les termes de «citoyens et citoyennes».
Quid des conventions internationales ?
Marginalisées dans le texte, les conventions internationales ne semblent pas avoir figuré dans les priorités de nos constituants, ce qui suscite l’inquiétude. «Il y a une continuité de l’Etat, s’est exclamé Slim Laghmani. Il ne faut pas oublier que la Tunisie a ratifié des conventions internationales. Demain nos relations avec les pays étrangers seront fonction de notre volonté et de notre capacité à les respecter et à les mettre en application». Pis dans certains cas, l’avant-projet que ne seront appliqués que les traités qui «ne contredisent pas la présente Constitution». Encore une aberration, selon les experts !
A.T