Baba Hédi entre grâce et doutes !

Cette rentrée cinématographique nous a offert un beau film, tendre et émouvant sur Hédi Jouini, probablement le plus grand artiste tunisien que des générations entières ne cessent de chantonner ses airs les plus connus, dont le fameux « Taht el yassimina fel ellil », « hobbi yetbedel yetjedded » ou « maftoun b’khazret iniha » et bien d’autres d’un répertoire riche de plus de mille chansons et opérettes.
L’histoire de ce doc-fiction a commencé au hasard d’une rencontre. Claire Ben Hassine, la petite fille de Hédi Jouini, qui vit à Londres après s’être éloignée de la Tunisie de ses origines après la disparition de son grand père, était dans un taxi à Paris, lorsque le chauffeur a mis une des chansons mythiques du Frank Sinatra tunisien. A la question de la jeune femme pour savoir qui était le crooner qui chantait cette mélodie gracieuse, le chauffeur répondit de manière naturelle « c’est Hédi Jouini », le plus grand artiste tunisien. C’est ainsi que Claire Ben Hassine découvrit l’autre facette de celui qu’elle a toujours appelé Baba Hédi et le chauffeur de taxi ne se rendit certainement pas compte que de cette rencontre fortuite allait naître, « Baba Hedi. The man behind the microphone », un film plein d’émotions, de tendresses, mais aussi de doutes et de questionnements sur l’un des artistes les plus aimés en Tunisie.
Et, Claire Ben Hassine de partir à la recherche de la trace ce grand-père dont elle ne soupçonnait point le talent. Ce film débute par une plongée dans l’histoire musicale de notre pays et dont Hédi Jouini écrira les plus belles pages de la modernité. Le film remonte à la naissance du crooner en 1909 dans le quartier de Bab Jedid et à ses premiers pas dans la musique, dès les premières années de son enfance. C’est plus tard que Baba Hédi se mettra au luth qui deviendra son instrument de prédilection et qui l’accompagnera dans une longue carrière où il a enchanté et fait rêver plusieurs générations de Tunisiens. Hédi Jouini fréquentera les poètes, paroliers et chansonniers du groupe Taht Essour qui seront les véritables initiateurs du projet culturel tunisien dans différents domaines de la création tunisienne et particulièrement dans le domaine musical. Ainsi, avec Baba Hédi et ses compagnons, la musique tunisienne se distinguera progressivement de la musique égyptienne par son ouverture sur les expressions musicales occidentales et aussi par l’utilisation de textes et de paroles du dialecte tunisien.
C’est un effort de rénovation et d’expérimentation qui nous a valu un large répertoire qui continue d’enchanter et d’ensorceler, y compris les nouvelles générations, pourtant en rupture avec la musique traditionnelle. Ainsi, des airs comme « Alik enghani y machkaya », « Elli taada ou fate/ Zaama yerja », « Foug el henna », « Hadhi gnaya jdida » sont non seulement fredonnés par les nouvelles générations mais certains rappeurs et autres jeunes créateurs les ont repris pour leur donner une nouvelle modernité.
La fabuleuse carrière de Baba Hédi ne se limitait pas à la musique. En effet, Hédi Jouini a également eu une carrière cinématographique et a joué dans beaucoup de films dont « Le Possédé » de Jean Bastia et « La septième porte » d’André Zwobada où il apparaît avec sa femme Ninette, alias Widad.
Mais, l’intérêt de ce film réside dans cette quête intimiste de celui qui a été l’idole des foules et qui a traversé le siècle pour accompagner nos rêves, notre passion et nos amours. Claire Ben Hassine s’est penchée de manière tendre et affectueuse sur les doutes et les contradictions de Baba Hédi. Elle nous a relaté cet amour passionnel entre Hédi Jouini et Ninette, une jeune chanteuse de confession juive dont on découvre la beauté et l’éclat de la voix dans un court extrait de film. Cette passion emmena Hédi et Ninette à rompre avec leurs milieux pour vivre leur amour en dépit des différences d’âge et de confessions religieuses. Mais, cette passion dévorante amène Ninette, qui s’appelle désormais Widad, à mettre fin, à la demande de Baba Hédi, à une grande carrière musicale qui aurait pu faire d’elle l’une des plus grandes chanteuses arabes, pour se consacrer à sa famille et à ses enfants.
Des contradictions et des doutes que le film a aussi esquissés lorsque Baba Hédi qui a su trouver dans la musique le bonheur et des réponses à ses doutes et à ses errements, refusait ce plaisir et cet enchantement à ses enfants à chaque fois que l’occasion s’est présentée pour intégrer ce monde du rêve et de la nuit. Ainsi, a-t-il refusé à Afifa, à la voix éblouissante et à la beauté radieuse, toutes les offres pour suivre ses pas et faire la carrière sensationnelle que tous lui prévoyaient dans la musique et dans le cinéma. Il a aussi opposé le même refus à ses autres enfants tout au long de sa vie.
Claire Ben Hassine a aussi évoqué la vie de Baba Hédi et sa relation avec sa famille. Elle est revenue sur les moments d’absence et de solitude de Widad qui l’ont amenée à penser à repartir retrouver sa famille en Israël avec la montée de l’antisémitisme après la défaite de 1967. Elle souligne aussi le caractère autoritaire et la manière forte de ses rapports avec ses enfants. Une attitude qui lui a permis de maintenir l’unité du clan et vivre des moments insouciants et pleins de joie, relatés par les films de vacances de la famille. Mais, cette unité va partir en éclats après la disparition du patriarche et les différends qui les ont opposés sur l’exploitation de l’immense héritage musical. Mais, l’unité sera retrouvée à la faveur de la réalisation du film.
Claire Ben Hassine a réussi dans ce documentaire fiction à nous faire voyager dans l’histoire de la musique tunisienne et à nous faire revisiter un pan entier de la modernité musicale dans notre pays à travers le parcours de l’un de ses portes drapeaux. Un film qui a réussi aussi à nous rapprocher avec affection, émotion et grâce de la personnalité de Baba Hédi, sa force de création et son talent sans limites mais aussi ses doutes et ses contradictions que seule la rencontre avec le public lui permettait de dépasser et de retrouver ce large sourire qui ornait ce portrait de star comme ce fût le cas lors de son dernier spectacle lors de cette mémorable soirée au festival de Carthage en été 1987, un moment où la Tunisie, comme Baba Hédi, cherchait d’apaiser les inquiétudes sur l’avenir par l’insouciance et la grâce d’un répertoire inscrit à jamais dans nos mémoires. n

Related posts

Le danger et la désinvolture 

Changer de paradigmes

El Amra et Jebeniana