Une motion de censure à l’encontre du ministre délégué aux Affaires sécuritaires, Ridha Sfar et de la ministre du Tourisme, Amel Karboul, a récolté 80 signatures pour l’un et pour l’autre au sein de l’ANC. Accusés de «normalisation avec l’entité sioniste» à cause d’un arrêté ministérieldécrétéle 13 avril dernier et permettant à des Israéliens débarquant dans la même période d’entrer sur le sol tunisien, Ridha Sfar, signataire de l’autorisation et Amel Karboul ayant accueilli le groupe, sont assignés à «comparaître» devant l’ANC pour «répondre de leurs actes». La motion stipule que cela serait contraire aux dispositions de la Constitution et paradoxalement, aucun texte dans la Constitution tunisienne, élaborée pourtant par la même ANC n’incrimine la normalisation avec Israël, si normalisation il y a eu. Décryptage.
Les motions, signées par 80 des 217 élus de l’ANC à l’encontre de Ridha Sfar et par 82.73 à l’encontre d’Amel Karboul, ont été déposées au bureau d’ordre de l’Assemblée nationale constituante lundi le 25 avril. Au-delà d’une audition, certains élus parlent même de limogeage des deux ministres. Ces derniers seront auditionnés au plus tard le 8 mai. Concernant Amel Karboul, rappelons qu’elle a été critiquée par certains élus de l’ANC lors de sa nomination à la tête du ministère du Tourisme pour avoir transité autrefois par Israël.
L’autorisation signée par le ministre délégué aux Affaires sécuritaires permettait aux Israéliens d’utiliser leurs passeports au lieu d’un document délivré par l’ambassade de Tunisie. Il ne s’agissait nullement de leverune interdiction quelconque, car depuis les anciens régimes jusqu’aux deux gouvernements de la Troïka, les Israéliens ont toujours visité la Tunisie. Outre le tourisme, les affaires courantes et les Israéliens d’origine tunisienne qui viennent visiter leur pays d’origine, l’une des plus anciennes synagogues de l’histoire du judaïsme se trouve en Tunisie. Un pèlerinage annuel est en effet organisé à la Ghriba, la-dite synagogue se trouvant à Djerba dans le sud tunisien et les juifs du monde entier, y compris d’Israël, y participent.
Un premier groupe d’Israéliens constitué de 61 personnes a alors débarqué, suivi par un autre groupe quelques jours plus tard. La visite survient en pleine fête religieuse juive, Pessah. Des représentants de groupes parlementaires, notamment le CPR, Wafa, Ennahdha et Al joumhouri se sont montrés hostiles à la visite et la polémique s’en est suivie au sein de la classe politique tout comme sur les réseaux sociaux et auprès de l’opinion publique. Dans le registre des pétitions, on enregistre celui de l’Ordre national des avocats de Tunisie qui a publié un communiqué jugeant l’arrêté comme allant dans le sens d’une normalisation avec l’entité sioniste et la reconnaissance de son État. Le syndicat des agents et cadres du district de la sûreté nationale de Tunis a, quant à lui, publié un communiqué évoquant une pétition qui sera déposée auprès du procureur de la République auprès du tribunal de première instance contre le ministre délégué Ridha Sfar.
De son côté, le Premier ministre Mehdi Jomâa a appelé à un débat objectif et constructif loin des surenchères politiques et à dispenser le gouvernement des tiraillements politiques. Il a en outre rappelé que tous les gouvernements précédents avait autorisé aux juifs israéliens de venir en Tunisie pour le pèlerinage. Le pèlerinage de la Ghriba, mis à part son côté religieux et l’image qu’il renvoie d’une Tunisie ouverte et respectueuse de toutes les religions, représente un indicateur de la saison touristique. Les professionnels du secteur s’accordent pour dire que le pèlerinage de la Ghriba représente un indicatif fondamental dont dépend le succès ou l’échec de la saison touristique. La Fédération tunisienne de l’hôtellerie a par ailleurs affiché son soutien à la ministre du Tourisme dans un communiqué dans lequel on peut lire, entre autres,que «la polémique ainsi créée est complètement superflue lorsqu’on sait que les acteurs du tourisme tunisien ont toujours été pleinement acquis à la cause palestinienne.
Nous considérons que le pèlerinage de la Ghriba est un événement religieux annuel vers un haut lieu symbolique pour la communauté internationale juive. Cet événement sera un facteur important pour prouver que la sécurité règne en Tunisie et pour consolider, par la même occasion, l’image d’une Tunisie modérée, tolérante et accueillante.
La polémique créée autour du pèlerinage de la Ghriba ne peut que desservir la reprise de l’activité touristique, surtout que la réussite de l’année 2014 que nous considérons être une année charnière pour l’essor du tourisme tunisien, pilier de l’économie, est déterminante.
Les professionnels du secteur, longtemps marginalisés, sont plus que jamais déterminés à prendre la place qui leur revient dans la conduite des politiques de développement du tourisme tunisien. Cette dynamique retrouvée est le meilleur soutien à la réussite de Madame Amel Karboul dans sa difficile mission.
Nous saisissons cette occasion pour dénoncer la politisation du secteur et exprimer notre appui total à Madame la Ministre du Tourisme et nous réfutons avec force la campagne de déstabilisation à son encontre qui ne peut que nuire aux efforts qu’elle ne cesse de déployer pour le bien du tourisme tunisien et de la Tunisie. »
Parmi les politiques remontés, Samir Ben Amor, l’un des dirigeants du CPR et qui a qualifié l’affaire de «forme de normalisation avec l’État d’Israël», expliquant que c’était la première fois qu’une autorisation était accordée à des personnes munies d’un passeport israélien pour entrer en Tunisie. Par le passé, des laisser-passer leur étaient occasionnellement accordés. L’affaire se résume-t-elle alors à un changement dans les procédures adoptées ? Où alors est-ce l’instrumentalisation d’une «autre façon de faire» d’une affaire courante dans le passé à savoir l’entrée d’Israéliens en Tunisie. Est-ce là une normalisation avec l’État d’Israël et, si c’était le cas, comment peut-on incriminer ce qui n’est pas interdit dans les textes de loi tunisiens ?
Plus royalistes que le roi ?
Une normalisation est une relation diplomatique établie, des échanges économiques et de collaboration. C’est surtout une relation d’État à État qui se reconnaîtraient mutuellement et instaureraient des institutions facilitant le rapport telles que les ambassades, les consulats, les chambres de commerce et cette relation est inexistante entre Israël et la Tunisie. En revanche, des Tunisiens ont toujours voyagé en Israël et des Israéliens sont venus en Tunisie. Le Mufti de Jérusalem lui-même a lancé un appel il y a quelques années aux musulmans pour visiter Al Aqsa afin de marquer l’appartenance musulmane de la mosquée. Les personnes devant ou voulant se rendre à Jérusalem normalisent-elles les relations avec l’État d’Israël ? Permettre à des pèlerins ou à des touristes israéliens de visiter la Tunisie ne voudrait nullement dire que l’on ne soutient pas la cause palestinienne, que l’on a oublié le bombardement israélien sur Hammam Plage dans les années 80 ou que l’on est d’accord avec la politique de l’État d’Israël. Ainsi, les Palestiniens eux-mêmes se déplacent quotidiennement de la Cisjordanie ou d’autres régions palestiniennes dans les villes israéliennes afin de se soigner, travailler, visiter leurs proches ou même pour des excursions, sans compter les Arabes d’Israël qui y vivent depuis des décennies.
Quel intérêt y a-t-il aujourd’hui à faire d’un changement de procédure une affaire d’État et à se proclamer défenseur d’une grande cause ? Les députés de l’ANC, ayant eux-mêmes refusé d’incriminer la normalisation avec l’État d’Israël, peuvent-ils aujourd’hui auditionner deux ministres pour une affaire qui y est relative sans même un texte de loi sur lequel s’appuyer ? Y a-t-il eu normalisation ? Dans ce cas et compte tenu des visites effectuées par le passé par les Israéliens en Tunisie, il y a toujours eu normalisation, à l’ère de Ben Ali, lors du gouvernement Essebsi et lors des deux gouvernements de la Troïka, sauf que par les laisser-passer ont été tout simplement remplacé par les passeports tout court. Le contexte socioéconomique, les élections à préparer, la crise à dépasser permettent-ils d’ouvrir le débat autre que sur des sujets se rapportant à la sécurité, à la relance économique à la préparation des échéances ? À moins qu’on essaye quelque part de «collecter des voix d’électeurs» en se faisant défenseurs de grandes causes. Ou alors tente-t-on de discréditer des ministres qui œuvrent pour la résolution des crises et faisant de l’ombre aux ministres des gouvernements précédents ayant conduit la Tunisie au bord du gouffre ?
Mohamed Bennour, porte-parole du Parti Attakatol
«Nous soutenons le gouvernement Mehdi Jomâa. Cette polémique n’a pas lieu d’être pour nous. Donnons l’exemple dans le monde arabe : nous respectons la liberté de culte. L’affaire n’est pas une forme de normalisation, car la normalisation se fait sur le niveau économique, sur le niveau politique, sur le niveau culturel et aussi social, mais s’il s’agit d’un lieu de culte ? Nous avons Jérusalem à l’intérieur des territoires occupés et beaucoup d’entre nous revendiquent le droit d’y aller et de la visiter ou d’y faire un pèlerinage. Cette polémique n’a pas lieu d’être et le problème doit être débattu d’une façon pragmatique et sereine.»
Abou DhiabKhater, politologue spécialiste du Moyen-Orient
«Ce que j’ai compris avant cette polémique est l’existence d’une campagne qui cible la ministre du tourisme. Je ne connais pas la raison ni les circonstances, mais je crains que ce soit une campagne visant la ministre, car c’est une femme. Ce qui me chagrine, car elle représente aussi une troisième génération de l’immigration et c’est un mauvais signe envers cette communauté tunisienne de l’étranger qui revient pour aider son pays d’origine. D’autre part, avec ou sans autorisation spéciale, il y a une tradition pour les juifs pour qu’ils visitent Djerba tous les ans lors du pèlerinage.On ne peut pas nier que cette zone du Nord de l’Afrique et du Maghreb est une zone où il y avait cette vie commune entre juifs, musulmans et autres et donc malgré le confit israélo-arabe et le conflit palestinien, ce pèlerinage a continué sous tous les présidents en Tunisie. Il n’y a pas de raison, cette fois, pour cette polémique qui parait être politisée et venant de certains cercles. Il y a aussi un reproche lié à l’inscription de juifs venant à bord de croisières en Tunisie.Or, à vrai dire, dans beaucoup de pays du monde les gens sont placés comme citoyens et on ne connaît pas leur identité confessionnelle. C’est quelque chose de stérile qui complique les choses. Généralement je ne suis pas pour l’exclusion des islamistes qui doivent être intégrés dans les paysages politique arabes à condition qu’ils respectent les règles démocratiques et je critique aussi ceux qui veulent les exclure à tort et à travers. Mais dans ce cas particulier, je pense qu’il est temps de comprendre, surtout dans l’intérêt de partis islamistes dits démocrates, qu’avec des comportements de cette nature on assassine le tourisme et on fait fuir les investissements. La Tunisie passe un cap critique sur le plan économique et donc elle tente par tous les moyens d’attirer les investissements étrangers et ne peut pas se permettre de faire la distinction dans la liste des passagers de croisière, surtout dans le contexte de globalisation malgré la crispation identitaire Surtout un pays comme la Tunisie, pays de Carthage et de l’Efriqya, ayant de l’histoire et étant historiquement très ouvert. C’est dommage qu’on abaisse le débat politique à ce niveau.»
Hajer Ajroudi