Jadis, à peine Ben Ali installé à Carthage, Moncer Rouissi tâchait, en vain, de vendre le slogan afférent au « parti du président ». Hélas, pour lui, son projet buta sur le parti de Bourguiba. Aujourd’hui, Zouhaïer Maghzaoui essaye de lancer « le gouvernement du président ». Hélas, pour lui, si Baghdadi est mort, Ghannouchi demeure encore en vie.
Toutefois, dans les deux cas, et nonobstant leur différence, « parti du président » et « gouvernement du président » ambitionnent de marquer la rupture inauguratrice de la nouvelle mouture. Le roi est mort, vive le roi. De nos jours, celui-ci exhibe la coupure par l’invention d’un peuple sauveur de la patrie. En situation de crise, l’Etat peut contracter un emprunt auprès des citoyens.
Ce prêt à rembourser, obéit aux lois du marché définies par l’intérêt bien compris. Pour cette raison, celle de l’opération déployée sur le même plan, elle pourrait figurer parmi les recommandations de Mustapha Kamel Nabli ou Hakim Ben Hammouda. Mais pour imaginer une journée de travail mensuelle consentie par les agents sociaux sans contrepartie afin de contribuer à rembourser la dette publique, un économiste ne suffit pas.
Car, le bénévolat implique deux rubriques, l’une matérielle et l’autre symbolique, l’une économique et l’autre civique ou patriotique.
Or, ce genre de gratuité avait partie liée avec l’esprit communautaire et la religiosité.
Ainsi, au Cap Bon, parmi les vergers de Menzel Bouzelfa, de Soliman ou d’ailleurs, serpente la chaussée asphaltée. Sur le bas-côté, le propriétaire d’une parcelle mitoyenne aménage un abreuvoir muni d’une fontaine. De passage entre deux proches villages, quadrupèdes et bipèdes peuvent y boire du matin au soir. Le service rendu « fi sabilillah » immole un petit coût matériel sur l’autel du ciel et des manières communautaires. De même, dans la famille restreinte ou élargie, l’honneur prescrit le don et proscrit le prêt.
Or, la religion, la doxa communautaire et la parenté sont au principe des catégories de pensée fondatrices de l’ancienne société. Voilà pourquoi les tenants de l’ethos conservateur, au premier rang desquels figurent les nahdhaouis, font bon ménage avec le don livré pour colmater les caisses de l’Etat malmenées. Interviewé, Ali Ben Amor Bayouli, buraliste dans un centre commercial, apprécie le don d’une journée de travail par mois : « La sadaka est l’un des piliers de l’islam. Les dévoyés ne savent que tout dénigrer ».
Pour madame Wiem Khaddar, pédodentiste moderniste, progressiste et bourguibiste, « c’est de la démagogie. Une journée de travail compte beaucoup pour les démunis. Facile à dire, mais cela revient à prélever l’argent des pauvres ou à les culpabiliser au cas où ils ne pourraient pas donner pour solutionner le problème provoqué, surtout, par les riches. Est-ce juste ? »
L’interviewée cite l’achat des produits importés par les franges aisées. La transposition de la charité chrétienne, dont parle Ali Bayouli, à l’actuelle société bipolarisée source l’ambivalence et l’ambiguïté pointées par madame Wiem.
A travers le prisme du populisme, le peuple accourt au secours de l’économie nationale mise en crise. Par un tour de passe-passe, tout aussi efficace qu’une baguette magique, « le peuple veut » devient « le peuple peut ». Le non-dit expédie les entrepreneurs au pâturage, puisque le peuple épargne, investit et produit.
Bourdieu décrit et théorise « les usages du peuple » en fonction de l’humeur du parleur. D’autres locuteurs soutiennent l’initiative présidentielle.
Pour Manoubi Marrouki, ghani 3anita3rif, « Kaïs Saïed peut mettre à profit le ras-de-marée des électeurs pour impulser un élan de solidarité même si les centaines de millions obtenues par la journée de travail ne sont pas grand-chose devant les milliards de l’endettement ».
Mouna Mtibaa, ancienne journaliste à la TAP et maintenant affectée au « Programme d’appui aux médias en Tunisie », soutient le même avis : « Kaïs Saïed est un homme de caractère, tout le monde le respecte et la plupart donneront une journée de travail. Droit et sincère, il appliquera la loi avec fermeté sans craindre personne. Au moins vingt pour cent des mafieux auront peur de continuer à prendre des risques. »
En dernière analyse, Ennahdha formera le gouvernement et le président de la République prône la compétence en lieu et place des quotas partisans.
A la mode allemande, une démocratie musulmane serait donc à la fois consensuelle et féconde. Mais c’est compter sans les faucons.
Ce dilemme campe sous les feux de la rampe et sa résolution attend la formation du nouveau gouvernement.
Cependant, il charrie des signaux contradictoires, gages de lenteur, malgré l’extrême urgence des problèmes posés. En matière de logique formelle, Kant posait la question radicale : « Comment des propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ? »
Aujourd’hui, et au plan des alliances politiques en Tunisie, l’interrogation cruciale devient : comment un panachage où figurent, d’une part, les bourguibistes et de l’autre, les Ghannouchistes, cousins germains des baghdadistes, est-il possible ?
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