Une bête à trois têtes. C’est ce qu’est devenu le système politique mis en place par la Constitution de la IIe République après une longue gestation et née au forceps après trois années de tiraillements politiques. Un monstre qui dévore tout son entourage et s’autodétruit lui-même. La métaphore n’est nullement exagérée, elle donne une idée de la difficulté à dompter l’animal et à sauver son entourage.
La situation de blocage qui prévaut depuis des mois est à tout point de vue similaire. Les trois présidents à la tête de l’Etat se font ouvertement la guerre, se tiennent tête et hypothèquent les intérêts du pays, sans se gêner des graves risques qu’ils font courir à leurs compatriotes qui ont vu leur niveau de vie, leurs libertés et leurs ambitions fondre comme neige au soleil. Le plus grave est que cette guerre n’est pas près de se terminer ; elle a débouché sur une impasse, un blocage dont aucun de ces trois présidents n’est en mesure de trouver l’issue. Parce qu’à l’origine, la guerre est une querelle d’ego ; les trois présidents sont des personnes complexées et complexes. Arrivés au pouvoir, ils ont eu la grosse tête. Ils croient peut-être qu’on est un homme d’Etat quand on fait la tête dure, quand on fait la sourde-oreille, quand on utilise les institutions de l’Etat pour faire pression sur l’adversaire, quand on ameute les troupes, quand on appelle des forces étrangères à la rescousse pour espérer perdurer.
Le système à trois têtes s’est avéré hors de portée. Trop difficile à exercer, à maîtriser. Il n’est pas, en effet, facile de gouverner à trois dans le respect mutuel des prérogatives, quand on porte des idéologies extrémistes, des visées opportunistes ou des relents de dictature. Au sommet de l’Etat, ces trois tares existent, elles enveniment la vie politique et étouffent la jeune démocratie tunisienne. Leurs stigmates, les Tunisiens les vivent désormais au grand jour : situation économique au rouge, ras-le-bol social, recul des libertés individuelles, violences contre les femmes jusqu’au sein de l’institution législative, corruption, clientélisme, passe-droits, le tout dans un climat d’impunité au profit des proches et des alliés des partis politiques influents.
La jeune démocratie tunisienne prend les allures d’une République de clans et l’ARP en est la vitrine. La confrontation entre les élus y est montée d’un cran. On y est passé aux mains. Une femme députée giflée par un collègue, une première en l’absence inhabituelle de toute forme de solidarité féminine et de solidarité entre parlementaires. Tant que la femme humiliée est une PDListe, tout le monde tourne le dos, y compris les médias. Une bavure.
Depuis cet épisode honteux et condamnable, les Tunisiens sont plus que jamais divisés, partagés entre islamistes, destouriens et pro-Kaïs Saïed. La dissolution de l’ARP devient une exigence scandée dans la rue et relayée sur les réseaux sociaux, transformés en champ de bataille.
Entre-temps, ceux qui se prétendent démocrates se taisent, se terrent, attendent que l’orage passe. L’insolence, la ténacité et l’inflexibilité de celle qui s’est proclamée étendard des destouriens et des bourguibistes a fait sortir au grand jour la hargne de ses adversaires et fait tomber les masques. Ils se disent tous modernistes et démocrates. Toutefois dans les faits, les démonstrations d’intolérance et de rejet sont légion. Mais indépendamment du jugement que l’on peut porter sur l’attitude de la présidente du PDL, Abir Moussi à l’ARP, nul ne peut nier son rôle dans l’information de l’opinion publique tunisienne sur l’existence de l’Union d’Al Qaradhaoui en plein cœur de Tunis et sur les financements étrangers qui n’ont épargné ni les partis politiques, ni même une institution élue et souveraine telle que l’ARP. Et bien que les masques soient tombés, les leaders démocrates ont gardé le silence, un silence pour le moins qu’on puisse dire compromettant.
Heureusement que la société civile est là pour sauver la face. L’organisation Al Bawsala a demandé à Ghannouchi, dans un long communiqué, d’apporter les éclaircissements qui s’imposent sur la relation de l’ARP avec les financements étrangers, l’accusant également d’être à l’origine des tiraillements et de la tension entre les blocs parlementaires, ainsi que des retards accumulés au niveau des travaux de l’ARP. Le manque de transparence et l’opacité dans la gestion de l’ARP ont été surtout pointés du doigt par le National Democratic Institute en question que la présidente du PDL a accusé d’ingérence dans les affaires internes du Parlement, « une institution souveraine ». L’ONG américaine a récemment publié sur sa page facebook un communiqué dans lequel des réponses ont été apportées aux questionnements d’Abir Moussi, questionnements que le président de l’ARP et son administration ont dans un premier temps ignoré puis refusé d’éclaircir devant l’insistance de la députée. C’est donc le manque de transparence de l’administration de Ghannouchi et la rétention de l’information demandée à juste titre par la présidente du PDL, qui sont à l’origine de l’exacerbation des conflits au sein du Parlement jusqu’à la violence physique perpétrée par un député contre une de ses collègues, membre du PDL. Cet épisode regrettable n’est pas la première occasion qui donne à voir un traitement différencié des députés du PDL – politique des deux poids deux mesures –, depuis le démarrage de la mandature. Il convient donc, au moins par honnêteté intellectuelle, de se poser la question de savoir si ce ne sont pas l’injustice et la discrimination exercées sur le bloc du PDL qui ont engendré autant de tensions et d’agressivité de la part de sa présidente. Il est certes inadmissible de se faire justice quand on fait partie de l’autorité qui légifère. Mais, par ailleurs, comment faut-il qualifier l’oppression et la discrimination exercées sur un membre de cette autorité par ses collègues, et de surcroît dans un parlement chargé de mener à terme le processus démocratique ?
Où voit-on l’exemplarité de cette tâche ?
La responsabilité de Rached Ghannouchi dans la détérioration de l’ambiance de travail au sein de l’ARP et dans l’amplification des tensions est reconnue par la quasi-totalité des blocs parlementaires, sans qu’ils parviennent à collecter les 109 voix nécessaires au retrait de confiance et à son écartement de la présidence du Parlement. La preuve que rien ne va plus à l’ARP où l’on ne croit pas à l’éthique politique et où l’hypocrisie et l’esprit mercantile ont transformé cette institution de souveraineté en une foire d’empoigne.