Mardi 18 juillet 2023 au Festival de Hammamet, dans sa 57eme édition, les amateurs de théâtre avaient rendez-vous avec une pièce très originale de Mounir Argui s’intitulant « Black-out » un anglicisme pour signifier l’aveuglement et l’incapacité de distinguer le bien du mal. Cette pièce est inspirée de l’œuvre « Les Aveugles », écrite en 1890, du dramaturge belge Maurice Maeterlinck, publiée par Paul Lacomblez. Mounir Argui a tunisifié cette œuvre en donnant des noms aux personnages et en travaillant sur leurs paroles en acte avec un brin d’ironie notamment en misant sur des personnages tels que l’hnayn, le doux. Ce dernier symbolise cet Homme (femme et homme) mou qui n’a plus la main sur son quotidien.

La mort du chef
La singularité de cette mise en scène est principalement l’usage des marionnettes. Il faut dire que ce ne sont plus des marionnettes manipulées par des cordes mais plutôt qui jouent et qui dialoguent avec une voix très singulière avec les acteurs qui les font bouger. On peut dire sans trop de risque que ce sont des marionnettes qui sont de plus en plus autonomes et qui livrent des messages et des émotions au public. C’est à travers le masque que tout se joue et se partage entre la marionnette et l’acteur manipulant dans une relation de manipulant/manipulé ambivalente.
En outre, la scène du festival de Hammamet a été emplie par le travail d’une dizaine de jeunes comédiens, la plupart sont également des enseignants dans le monde du théâtre et ont vu venir leurs élèves et collègues assister à cette pièce unique dans notre champ théâtral.
Sur le plan de la forme, la pièce avait duré une heure et 15 minutes. Son contenu n’est pas toujours simplement accessible. Elle regorge en effet de symbolisme et elle exige une forte concentration de la part du spectateur, de temps à autre elle sombre dans la monotonie. Aussi, cette pièce en réalité n’est pas faite pour un espace ouvert et de plein air comme celui du festival de Hammamet. Ainsi, force est de constater que les jeunes acteurs et actrices souffrent parfois pour faire entendre leur voix même si le public, en majorité connaisseur, a été d’un calme absolu.
Ce qui est appréciable c’est que l’on remarque très bien un long travail de disciplinarisation des jeunes acteurs sur la pièce, leur partition est prévue à la minute près, leur mouvement l’est aussi. La scénographie de la pièce a été savamment cohérente. Ainsi, il y a bel et bien un bon raccord dans les entrées et sorties et dans la synchronisation des paroles et des mouvements aussi bien des comédiens que des marionnettes au fil de l’avancement de la dramaturgie. Seul bémol à ce niveau : l’on voit, à maintes reprises, de façon transparente le jeu du marionnettiste ce qui entrave quelque peu l’identification au message envoyé. À vrai dire, cela est principalement dû à la forme ovale des gradins du festival de Hammamet.
Il importe de signaler aussi qu’il y avait un public étranger à cette pièce parmi lesquels se trouvaient des personnes adultes mais également leurs enfants. En réalité, ils n’ont pas compris le contenu et les détails du texte puisque la pièce de théâtre est en dialecte tunisien et le metteur en scène n’avait pas, en effet, prévu une traduction instantanée notamment sur un écran géant de ce que disent ses acteurs et ses marionnettes.
Globalement, le jeu des acteurs et des marionnettes est très fluide et cela est saillant que cette œuvre arrive à maturité à force et aux longueurs des répétitions et des recadrages de la part de toute l’équipe.
Un soubassement politico-religieux qui conduit vers l’absurde
Cette pièce représente une douzaine de personnages aveugles, vieux et terrassés par la vie. Ils se sont égarés dans une forêt, tâtonnent dans leur obscurité. Leur guide a disparu, ils ne savent pas qu’il est mort. Les deux seuls êtres qui voient et qui ont la lumière dans les yeux sont un bébé fruit d’un viol se produisant à la fin de la pièce et un chien qui surgit comme la figure de l’ultime saveur.
En outre, la forêt dans laquelle les protagonistes se trouvent, ne les épargne pas non plus. Elle rajoute une couche à leur souffrance et au châtiment qu’ils subissent au quotidien. Ils sont laminés par des fortes rafales et effrayés par le bruit incessant des éclairs et leurs gestes sont obstrués par l’avalanche des feuilles mortes qui submerge leur volonté et qui fait ternir leurs prières et qui éloigne un jour après l’autre l’espoir d’une aide divine ou d’une quelconque miséricorde.
Le guide dans la pièce est à la fois le chef religieux et politique. Dans ces années noires représentées dans la scénographie de la pièce, il est incapable d’actions et ne peut plus intervenir pour sauver ses concitoyens même si c’est lui qui les a guidés vers ce bourbier. À présent, il est décédé et ses apôtres ne savent pas qu’il n’est plus de ce monde. Ce guide est à la fois le chef politique qui est livré à ses faiblesses mais aussi il symbolise ce dieu qui a abandonné l’homme à sa destinée absurde, dépourvue de sens et au final tragique.
La chute de la pièce est brutale, la seule note d’espoir est la naissance du jeune garçon dont le devoir est d’agir ; dans un environnement qui regorge d’incapables et des acteurs sociaux qui regardent beaucoup plus vers le passé que vers le futur tout en n’arrivant pas à solutionner leurs rancunes ancestrales qui les figent physiquement et mentalement.
Au final, par cette pièce de théâtre, Mounir Argui espère mettre en avant l’art de la marionnette qui n’est pas uniquement fait pour la dramaturgie infantile mais aussi qui peut être destiné aux adultes et à l’expression de leurs contradictions, conflits et égarement dans une vie complexe exigeant plus que jamais force, résilience et absence de répit.
Mohamed Ali Elhaou