Le Samedi 14 décembre 2014 mériterait d’être désigné par « la journée des Dupes » eu égard aux similitudes qu’il présente avec cet événement bien connu de l’histoire de France ; la désignation de Mehdi Jomâa, à la barbe de l’opposition, a prouvé que celle-ci avait encore beaucoup à apprendre en matière de manœuvre politicienne. En vieux renard, Rached Ghanouchi, a roulé tout le monde dans la farine en imposant le candidat d’Ennahdha ; c’est plutôt une performance de sortir gagnant d’un processus auquel on a souscrit avec beaucoup de réticence.
Il faut dire que l’improvisation et le flou qui ont caractérisé la méthodologie du Quartet en particulier sur les critères devant être réunis par les impétrants a facilité la tâche du parti islamiste. Les accents apocalyptiques de Houcine Abassi qui promettait aux Tunisiens un hiver chaud et des lendemains incertains ont, également, contribué au dénouement en queue de poisson du dialogue national.
Sonnée, divisée, et disons-le franchement, un peu ridiculisée, l’opposition devra attendre les éventuelles déconvenues du prochain gouvernement pour regagner sa crédibilité. Mais ce samedi 14 décembre, un autre événement, éminemment plus grave s’est produit : l’adoption de la loi sur la justice transitionnelle. Il aura fallu que Moncef Marzouki perpètre avec « le torchon noir » un exploit littéraire pour que nos élus s’empressent d’adopter à la va-vite une loi organique dont on ne tardera pas à mesurer la nocivité. Par le plus pur des hasards, bien entendu, ladite loi a été adoptée par l’ANC dans un hémicycle à moitié vide tandis que tous les regards été rivés sur l’issue du dialogue national. Pourtant, une loi organique de cette portée aurait amplement justifié une mobilisation de tous les élus et notamment ceux de l’opposition.
En fait, subrepticement, la Troïka, majoritaire à l’ANC, a installé pour les prochaines années une nouvelle juridiction digne de la « Sainte Inquisition » ; Contrairement à son illustre devancière qui traquait jusque dans les cœurs l’hérésie, « l’Instance de la Vérité et de la Dignité », est chargée par la loi de dévoiler toute la vérité sur les atteintes aux droits de l’homme depuis le 1er juin 1955. Il est en soi honteux que le retour triomphal à Tunis du combattant suprême, Habib Bourguiba, ait été choisi comme le point de départ de la compétence de l’Instance. En somme, les 15 inquisiteurs qui seront désignés pour siéger dans cette instance sont appelés à pourchasser le mal commis depuis 60 ans.
Je ne comprends pas, du reste, qu’ils n’aient pas étendu leurs compétences aux exactions commises au Sahel par le Général Zarrouk en 1864 ; en cherchant bien, on devrait pouvoir trouver les héritiers des victimes de son expédition punitive et, pourquoi pas, demander que les descendants de l’impitoyable Général viennent solliciter publiquement leur pardon. Alors que l’on ne parvient même pas à éclaircir les cas de torture commis le mois dernier, on prétend reconstruire la réalité de faits qui remontent au milieu du siècle dernier.
Pour alimenter son travail d’investigation, le Tribunal de l’Inquisition à la sauce tunisienne compte sur les prédispositions des Tunisiens pour la délation ; en effet, la loi sur la justice transitionnelle prévoit que toute personne pourra porter à la connaissance de l’Instance des faits se rapportant à des atteintes aux droits de l’homme ; le climat de délation et de suspicion que va instaurer cette loi promet de rendre l’ambiance générale du pays bien pesante et d’alimenter des haines pour plusieurs générations. Mais, au fait, comment seront choisis ces Inquisiteurs promus en gardiens de la conscience nationale ? Il revient à l’ANC dont on connaît les qualités d’impartialité et de professionnalisme d’élire ces « Pères Fouettard » ; je vous laisse imaginer la coloration et l’inclination des inquisiteurs d’autant plus que la loi interdit à toute personne ayant eu la moindre responsabilité politique depuis 1956 d’être candidat à « l’Instance de la Vérité et de la Dignité » ; Bref, l’excommunication comme prélude à la persécution.
Il faut être naïf pour ne pas comprendre que cette loi, en rendant imprescriptibles certains actes jugés comme des violations graves aux droits de l’homme, instituera une véritable dictature de la peur ; désormais, nul ne sera plus à l’abri de poursuites pouvant briser sa vie et sa carrière ; et dire que les rédacteurs de cette loi ont le culot de prétendre que son but est la réconciliation. Un objectif sera au moins atteint : la loi sur la justice transitionnelle va ouvrir les égouts de notre Passé pour de nombreuses années, histoire de donner au « Printemps tunisien » un parfum assez différent du jasmin.