Elle était vêtue d’une robe dorée. Descendue des escaliers de la scène de l’amphithéâtre de Carthage comme une princesse. Elle se produisit le 21 juillet 2023 sous notre ciel pour la deuxième fois après un concert mémorable au Festival International de Hammamet en 2016. Elle, c’est Concha Bouika, de son vrai nom María Concepción Balboa Buika. Elle ne parle pas notre langue, très peu d’entre nous parlent espagnol. Mais pour elle comme pour nous, la musique est un langage universel, c’est ce qu’elle dit dès les premières notes de son concert au public présent. Elle retourne dans notre pays pour nous livrer ce message. Pour nous rappeler, elle espagnole d’origine africaine et plus particulièrement équato-guinéenne, notre commune appartenance à l’espèce humaine avec ce que celle-ci porte comme tragédies et gloires.
Sur scène Bouika est certes connue par de la musique lounge, douce et câline, une musique luxueuse de bar avec ses chansons romantiques et pleines de sentiments, mais elle fût réellement une tigresse, une gladiatrice déchainée. Au démarrage Bouika commence donc par une chanson du fin fond du continent africain, comme si elle rappelle à son auditoire ses origines, et aux Tunisiens leur appartenance également à ce continent merveilleux par sa diversité.
Accompagnée d’un batteur, de deux guitaristes (sèche et électrique), d’un saxophoniste et d’un organiste, la diva avec sa troupe de musiciens prenait la disposition centrale de la scène en face ses spectateurs. Le temps était chaud, la plupart des présents utilisaient un ventilateur traditionnel pour apporter l’air frais au visage. Cette chaleur au contraire excitait davantage la chanteuse et très vite, sans fatigue apparente, est entrée en transe et en même temps en harmonie avec le public. Celui-ci est venu en nombre respectable pour découvrir cette diva du World fusion, du jazz, de la copla, du funk et même du pop dont le parcours est assez singulier.
Une voix riche qui sort de la marginalité
Buika est une chanteuse s’émettant uniquement sur scène. Au festival de Carthage, elle n’a pas voulu se livrer à l’exercice de la conférence de presse devant les journalistes. Elle veut la lumière uniquement en spectacle, s’exprimer uniquement via son art, elle qui a maintenant une carrière dans le monde de la musique qui date depuis 1990. La chanteuse noire grandit dans les quartiers défavorisés. Ces quartiers populaires de Majorque où se côtoient marginaux, joueurs de cartes, spécialistes du temps perdu, bandits et rejetés de la famille et de la société. De cet environnement où prolifèrent prostitués, tziganes, vagabonds, toxicomanes naissent aussi les personnes libres, les poètes, les artistes et les génies du foot et de la chanson. Ceci n’est pas une loi de la vie mais en tout cas, c’est de ce contexte et ce décor que Buika découvre de la marginalité la musique et l’amour pour le flamenco qui la sauvent d’un destin d’obscurité, de misère et de dénuement.
Concha Buika montre plusieurs cordes à son arc et elle peut aisément jouer tous les genres musicaux. Sa voix est protéiforme et elle peut changer de niveaux et de registres avec une très grande facilité. Dans sa performance, elle a crié plusieurs fois sans sortir de la musicalité de la chanson et sans perdre la moindre harmonie de son spectacle à l’image de ce que faisait Joe Cocker en son temps. À l’amphithéâtre de Carthage, elle a chanté la séparation, la mère, l’amour, la mélancolie, le chagrin et la solitude avec force et sans misérabilisme, s’aidant des fortes vibrations non seulement de la culture espagnole mais surtout des battements et du rythme religieux de la culture de la guinée équatoriale. En ce sens, le spectacle fut un rite chantant et dansant qui brave les difficultés de la vie et ses impasses avec une grande joie. Buika n’a pas privé son public averti de ses morceaux les plus connus tels que No Habrá Nadie En El Mundo, Jodida pero contenta, Falsa Moneda et bien d’autres opus du monde de la musique.
De notre point de vue, c’est un des meilleurs spectacles programmés cette année au festival de Carthage. C’est vraiment un genre d’art dont on ne se lasse pas et à consommer sans modération en ce temps estival d’autant plus qu’il est utilisé dans les plus films mondiaux comme ceux du grand réalisateur espagnol Pedro Almodóvar.
Mohamed Ali Elhaou