Bourguiba : Ennemis d’hier, amis d’aujourd’hui

« Les ennemis de Bourguiba sont donc devenus plus bourguibistes que les bourguibistes ». Parue ces derniers temps, l’affirmation reprend, à sa façon, le propos énoncé, maintes fois, auparavant.

Sous le couvert du constat banalisé, le faux scoop exhibe une thèse erronée. Car ceux, nombreux, qui adressaient des objections aux faux pas de Bourguiba, expliquent pourquoi aujourd’hui, à l’heure de la bipolarisation sociale, ils ne tarissent pas d’éloges pour lui, sans attendre l’allégation pétrie de perfidie. Mais tant mieux si l’erreur assure le triste bonheur des “béni menteurs”.
Nietzsche le savait, lui qui écrivait : « Qu’importe le mensonge si la vérité me nuit ». L’expression « plus bouguibistes que les bourguibistes » ne veut rien dire et brouille les pistes, car ceux dont il s’agit soutenaient les initiatives réformistes et demeurent, encore, modernistes, sans avoir à se voir jaugés à l’aulne des bourguistes. Ni ceux-ci, ni ceux-là n’ont à voir avec ce comparatisme de mauvais aloi. L’amalgame ôte le masque et redouble de fausseté quand l’auteur, à l’évidence mal intentionné, ajoute cette perle de l’année : « Tant la gauche que la droite religieuse avaient en partage une volonté de négation de Bourguiba. Elles partageaient le même type de discours. Les extrêmes se rejoignent ». Depuis quand les vrais ennemis jurés partagent-ils le même discours ?
Depuis quand les notions de gauche et de droite ont-elles sens à travers les dédales de l’ethos clérical ?
Brandir pareille « idée », c’est biffer la distinction du profane et du sacré.
Le subterfuge mis en scène par le transfuge campé au palais permet de fourrer dans le même sac, les mal-aimés par BCE, allant des gauchistes aux islamistes. Alors, « les extrêmes se rejoignent sur le papier mal griffonné ».
Les catalogués « de gauche » opposaient, à certaines pratiques du zaïm, des critiques émises par George Adda, Ahmed Tlili dans sa longue lettre à Bourguiba, Hassib Ben Ammar avec Erraï auquel j’ai contribué, Habib Boularès, Ahmed Mestiri, Béji Caïd Essebsi, Azzouz Rebaï ou Bahi Ladgham. Les objections de ces militants, fussent-ils destouriens ou non, allaient au style peu démocratique du parti unique, puis du régime pluraliste à esprit de parti unique.
Réduire ces prises de position à « une volonté de négation de Bouguiba » introduit une falsification politique dans la restitution de la chronique historique. En effet, qui parmi ce mélange, où grouillent destouriens et marxiens, n’apprécie le CSP ou renie la fondation de l’Etat moderne par le dirigeant charismatique de la décolonisation ? La « négation » de la geste bourguibienne revient aux tenants politiques de la doxa théocratique.
Lorsque Noureddine Ben Khedhr demande à Mohamad Sayah, l’enfant prodige de son village natal, les raisons de la torture, il fonde l’interrogation sur le choix moderniste partagé par les destouriens et les perspectivistes.
Je suis bien placé pour en témoigner puisque je dirigeais le débat engagé entre le destourien et le marxien.
D’hier à aujourd’hui et demain, les ennemis du combattant suprême ne changent  pas leur gourdin pour un blanc-seing. Quant aux autres, ils ne sont, vis-à-vis de Bourguiba, ni amis, ni ennemis, notions charriées par les catégories de l’esprit, nimbées d’idôlatrie ou d’émanations, issues d’une cuisine assassine, lorsqu’il est question de “négation”. Quand ce chef d’Etat retirait la fouta, des gens de gauche et de droite approuvent. Lorsqu’il inféodait les appareils législatifs et judiciaires à son diktat, ces mêmes personnes désapprouvent.
Au vu de ces données malaisées à décapiter, quelle serait donc la raison cachée de l’insinuation glissée à l’arrière-plan de la thèse erronée ?
Autrement dit, à qui profite le crime commis ?
Tout discours cligne vers ce lieu, d’où le parleur l’émet, fut-il une gargote médiatique, étouffée par les pouvoirs publics, ou un palais assiégé par les critiques du Front populaire et des faucons charaïques, munis de projets antinomiques. De l’endroit où magouille ce petit monde-là, Dom Camillo regarde le chien de garde.
Le mot « négation de Bourguiba » joue hors jeu et brouille les pistes mais, en même temps, soulève un coin de voile sur un chaînon manquant, l’indépendance d’esprit.
Sur l’esquif parti à la dérive, est-ce ainsi que les hommes écrivent ?
Sauf pour les amis du bavardage, ce « discours sans vie », écrivait Heidegger, les plus bourguibistes que les bourguibistes n’existent pas. Pour le prouver, Mohamed Sayah, vivant ou non, est là. Quand je lui demandais la raison de son identification à Bourguiba, il me répondit : « Je n’ai pas trouvé mieux ! ». Quel ennemi de Bourguiba, devenu je ne sais quoi, dirait mieux ? ! Etre de langage articulé, Bourguiba n’est pas un tout indifférencié, un bloc monolithique à prendre ou à laisser. Il appartient au sens commun d’ainsi réduire l’existence à une substance. A la différence de la distance critique, ce procédé machiavélique inscrit les actes et les œuvres par pertes et profits. De là provient le manichéisme où il est question soit du noir, soit du blanc. Les attachés au souci de vérité voient en Bourguiba, le noir et le blanc depuis cinq décennies.
La vision religieuse du monde rejoint l’optique ouverte par cette problématique philosophique puis sociologique.
Lorsque l’aveugle voulut aborder le dernier des messagers, celui-ci le néglige et l’incréé désavoue le prophète pour signifier son humanité.
L’homme, tout homme, peut se tromper, car l’existence n’est pas une substance ou une essence. Le pour-soi n’est pas un en-soi, fut-il Bourguiba. Le dire n’est pas changer d’avis pour devenir l’ami après avoir été l’ennemi. Comme de coutume, je soumets les informations recueillies à l’avis des boutiques du quartier. La démarche n’est guère enseignée sur les bancs de l’université, mais tout chercheur aurait à concocter sa marque de fabrique.
A propos des « plus destouriens que les destouriens », El Ayech, l’épicier au Colisée Soula, dont j’ai eu déjà l’occasion de publier l’histoire de vie, subodore, sur le champ, le talon d’Achille et il pointe l’index accusateur vers la cuirasse d’argile : « Hachek, blada ». Lui aussi jette le discrédit sur le « discours sans vie ».

 Khalil Zamiti   

 

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