A longueur de pages médiatiques des universitaires au premier rang desquels figure Khaled Manoubi, prolifique économiste marxiste, fustigent, à tour de bras, Bourguiba, ce tueur de Salah Ben Youssef, instigateur de l’inopportun carnage bizertin, ordonnateur de sévices inhumains et pris en flagrant délit de présidence à vie. A la même heure Mohamed Sayah, le fidèle parmi les plus fidèles, et d’autres militants destouriens moins connus portent leur suprême idole aux nues. Est-ce ainsi que les sains d’esprit écrivent l’histoire de vie ? Au panthéon de l’opinion, les deux échantillons d’affirmations contraires bâtissent leur nid par l’édification du partial sur le partiel, qu’à cela ne tienne ! l’agrégation du bien et du mal composerait le tableau idéal. Mais ce mélange des genres, lui-même de mauvais aloi, malgré sa répétition mille et une fois, ne suffit pas. Il tourne autour du pot et rate l’essentiel du foyer central d’où proviennent les manières prométhéennes de la geste bourguibienne. Dans ces conditions, l’énonciation des signaux contradictoires attire le soupçon et suggère une interrogation : par delà ces prises de position exhibées sur l’agora, qui est, au juste, Bourguiba ? Sur la voie de l’exploration, l’éclair de l’explication provient d’un ouvrage commis par La Bruyère et où l’auteur sonde “Les Caractères”.
Parmi sa typologie sélective et dans le style plutôt littéraire, La Bruyère esquisse, avec bonheur, le profil de « l’oiseleur ». Obnubilé par son métier, l’homme vit, jour et nuit avec ses compagnons plumés. Obsédé par les oiseaux « il rêve, la nuit, qu’il pond ou qu’il couve ». Cette mise en rapport charnelle de l’homme et de l’animal, spécifie le processus de l’identification qui inspire le beau film titré « Danse avec les loups ». Bourguiba valse avec la décolonisation et relation charnelle à elle soulève le voile sur le secret le plus profond de l’homme, de son aura et de son action. Il rêve, la nuit qu’il évacue l’ennemi et qu’il décolonise la Tunisie.
En matière identificatoire, la même relation vrille le footballeur au ballon, le naïf à son nom, le crédule à sa nation, le croyant à sa prière et le fou à Napoléon. Mais il ne faudrait pas trop le crier sur les toits et le faire savoir sinon nul n’accomplirait plus son devoir, surtout à l’âge tendre où il s’agit d’apprendre. Bourguiba est un drogué. Son absinthe, le combat politique, source l’accès à l’envergure du géant charismatique. Ni la menace de mort, ni la répétion de l’incarcération, ni l’exil ne parviennent à le séparer de son obsession. Il fait corps avec la poésie engagée. Inutile de chercher la marque du génie, ailleurs que dans ce corps à corps avec la musique, la peinture, la sculpture ou tout autre champ d’expression esthétique ou non. J’écoutais la voix grave, suave, l’idée profonde et la sincérité vraie de Ouled Ahmed quand ma fille, émue, dit : « Ibqalbou Ibrabou ! ». Oued Ahmed est, de tout son être, psychique et physique, dans le sens du rythme et de la rime. Faire corps, l’un avec la poésie et l’autre avec la politique. L’autorité coloniale essaye, par tous les moyens, de contraindre Bourguiba, ce combattant suprême, à renoncer au combat, mais autant priver.
Bacchus de va bouteille ou Hamma Hammami de son recours à la rue pour exprimer son point de vue. Indissociable de l’humaine condition, l’identification frise l’aliénation. Bourguiba, ce fou de la décolonisation, vitupéré par les fous de Dieu, attire leur désavœu. Mais au sommet du combat, puis de l’Etat, pourquoi donc Bourguiba et non pas un autre candidat ?
Les qualités intrinsèques de la personne distinguée, à un moment donné, ne sont guère à écarter. Cependant, la part du hasard dans l’histoire élimine quelques individualités toutes aussi aptes à mobiliser la population montée à l’assaut de la colonisation.
La même réciprocité des perspectives établie entre la question sociale et la subjectivité personnelle origine l’extraordinaire « ahibbouka ya chaab ! » .
Farhat Hached ne voulait pas dire « je t’aime ô peuple de mon pays ! ». A son insu et selon La Bruyère ce cri du cœur sincère signifie « je suis la Tunisie ! ». Cette formulation, aux allures titanesques, oriente l’investigation vers le sens le plus précis, le plus profond et le plus circonstancié du mot « identification ». Si fragile fut-il plus aucun écran ne parvient à séparer l’individu et la société. Le roi Jugurtha personnifie la Numidie et l’Emir Abdelkhader incarne l’Algérie. Un lien fusionnel soude le collectif à l’individuel. Voilà pourquoi, aimée par eux, la Tunisie à son tour, adore Farhat Hached, Bourguiba et Ouled Ahmed qui, lui aussi, chanta, en poète, « Ouhibbou al bilad ». Tel est le socle identificatoire sur lequel devient possible d’esquisser le minois et la doxa de Bourguiba. Quant au fameux « despotisme éclairée, lui aussi serait à revisiter vue l’idéologie avancée du leader, eu égard aux critères de la société coutumière.
Car l’éclair aurait-il été possible sans la poigne de fer ? De nos jours encore, derrière les vaincus de Ben Guerdane les franges de la population à esprit takfiriste regroupent un effectif plus élevé que le nombre, considérable, de suspects arrêtés. Les cellules dormantes somnolent au sein d’un substrat humain débusqué, chaque matin, à tous les recoins par la Police et l’Armée. Ce colloque des armes relaye et accompagne le débat engagé sur Bourguiba.
L’un parle et l’autre, pour aller plus vite, décapite. Un peuple apte à semer les graines théocratiques d’Ennahdha sur les hauteurs de l’autorité au point de cueillir les fruits du djihadisme armé n’est guère définissable, en son entier, par son actuelle propension à consommer, de façon immodérée, la modernité, même si rien n’empêche de prendre ses désirs pour la réalité quitte à se tromper de société. Dans l’espoir de compléter mon portrait inachevé j’ai demandé au boucher du quartier ce qu’est, pour lui, Bourguiba.
Il répond : « Righa vient de ragha ». Bourguiba serait donc l’homme au petit cou. Je n’y avais jamais pensé surtout pour un si grand combattant. Ouled Ahmed meurt et le peuple pleure à l’instant même où il commémore, pour la seizième fois, le décès de Bourguiba. Icônes des modernistes et bêtes noires des salafistes ils regardent, à l’unisson, dans la même direction.