Par Mohamed Ali Ben Sghaïer
Tenue au siège de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts Beït-al Hikma, la deuxième séance des « Journées bourguibiennes » organisée conjointement par l’Association des études bourguibiennes et l’académie Beït al-Hikma et portant sur le thème «Habib Bourguiba, le réformateur » a eu lieu le 2 juin.
Cette manifestation dont on a publié les travaux de la première journée (Voir Réalités 1901 – du 10 au 16 juin 2022) a porté également sur les réformes entreprises par Bourguiba dans les domaines sociaux, économiques, scientifiques et familiaux et qui avaient été d’une importance vitale pour la construction de la Tunisie indépendante et de l’Etat moderne.
Présidée par l’ancienne ministre de l’environnement et l’ancienne première présidente de la Cour des comptes Faïza Kéfi, la deuxième séance à laquelle ont assisté d’éminentes personnalités politiques, a été riche et très intéressante de par la qualité des interventions enregistrées.
Bourguiba et les réformes sociales : vers l’émergence de l’individu
L’œuvre bourguibienne en matière de réformes sociales est indubitable selon la plupart des chercheurs et historiens. Ces réformes sont largement déterminées par l’environnement économique, social, infrastructurel et institutionnel, comme l’indique Mahmoud Ben Romdhane, président de Beït al-Hikma.
C’est pourquoi, et afin de conduire ses politiques sociales, Bourguiba a engagé un ensemble convergent de politiques économiques, infrastructurelles et sociales ambitieuses qui ont permis pendant le premier quart de son règne, de 1956 à 1981, de réaliser un développement social conséquent.
Pour l’universitaire, « le développement social est un ensemble indissociable. Il est difficile et méthodologiquement erroné d’établir une frontière entre les réformes sociales et celles non sociales ». Lesdites réformes ne sont qu’un instrument au service d’une vision de la société. « Il n’y a pas de réformes sociales sans vision de la société que Bourguiba voulait construire au lendemain de l’indépendance », dixit Ben Romdhane. Et l’orateur de s’interroger : « Quel est le projet de société de Bourguiba ? Quelle société voulait-il construire ? Avec qui voulait-il la construire ? »
Pour lui, Habib Bourguiba voulait construire « une société moderne, débarrassée de la misère, de l’analphabétisme, de la ségrégation sociale, des croyances et des traditions surannées ».
Le projet de Bourguiba était basé sur « une société fondée sur la rationalité, le savoir et la science, sur l’égalité des opportunités, où la promotion sociale est offerte à tous, en fonction du mérite de chacun. Une société où les êtres humains maîtrisent leur destin et où les femmes sont la moitié du ciel ».
Bref, le projet bourguibien, souligne l’ancien ministre des Affaires sociales, est celui « d’un Etat-nation souverain, séculier, où l’individu accède à la dignité et à la maîtrise de son destin ».
Pour Mahmoud Ben Romdhane, dont la maîtrise du sujet était manifeste, « ce qu’a promis Bourguiba lorsque la Tunisie avait rejoint le convoi des civilisations, c’est la liberté. C’est ce qu’on appelle une œuvre d’individuation, c’est-à-dire l’émergence de l’individu qui ne vit pas sous le règne des diktats de la société, de la tribu, du village, de la famille, du clan, etc. ».
L’œuvre de Bourguiba, note l’intervenant, est l’individuation, l’émergence de l’individu libre et la société moderne, conditions fondamentales de la démocratie. Cette dernière était à notre portée. La Tunisie était le seul pays dans le monde arabe qui jouissait de ces conditions. Pour le leader Bourguiba, la liberté viendra lorsque la société aura rejoint le convoi des civilisations et toute la politique bourguibienne s’attelait à cet objectif fondamental.
La Tunisie de Bourguiba était, selon l’ancien ministre du Transport, partie intégrante du monde libre, allié stratégique des Etats-Unis. Le projet économique du Zaïm était celui d’une économie sociale de marché, c’est-à-dire une économie capitaliste certes, mais au sein de laquelle les orientations et les revenus sont partagés par les acteurs sociaux et à leur tête l’UGTT. La Centrale syndicale, faut-il rappeler, est l’alliée historique de Bourguiba qui a réussi à l’inscrire dans le camp occidental lorsqu’est venue l’occasion de l’affiliation de l’UGTT à la FSM ou à la CISL. Bourguiba a influé sur le cours des événements pour que l’UGTT choisisse la CISL.
Ce rapport entre Bourguiba – qui a prouvé dès ses premiers pas dans la vie politique et dès sa prime jeunesse qu’il est un homme de gauche – et le Syndicat atteignait son apogée lors de leur combat commun pour la libération nationale. Ce mouvement était dirigé conjointement par le Néo-Destour et l’UGTT. « C’est l’UGTT qui usait de son influence auprès des syndicats américains pour que Bourguiba s’adresse à l’ONU afin d’exposer, pour la première fois, la question tunisienne », précise Mahmoud Ben Romdhane.
Bourguiba avait une philosophie révolutionnaire en matière de réforme sociale. « Il est un révolutionnaire, mais il ne le disait pas. Il n’aimait pas les démagogues et parce que les pseudos révolutionnaires à l’époque étaient légion, Bourguiba n’était pas démagogue », précise l’intervenant.
La sécurité sociale, une réforme primordiale que Bourguiba avait entreprise, s’est élargie de manière considérable. 83,5 % des 60 ans et plus, ont aujourd’hui leur propre revenu dont l’essentiel provient de la sécurité sociale. C’est le fruit, d’après Ben Romdhane, de ce qui a été accompli au début des années 60 par le père de la Nation.
Sur le plan socio-économique, Mahmoud Ben Romdhane, un économiste chevronné, a précisé que durant les 25 premières années, de 1962 à 1981, la croissance était de 6,2 % par an. La Tunisie était alors dans le top 10 mondial, derrière entre autres les pays du miracle asiatique. « Si le PIB a augmenté de 6,1, les dépenses sociales ont grimpé à 9.9% par an. Cela signifie, révèle l’orateur, que les dépenses sociales ont été multipliées plus de 9 fois entre 1961 et 1986. Ce qui explique d’ailleurs qu’il est difficile de penser qu’il y ait un pays aussi social que la Tunisie ».
Les réformes bourguibiennes dans le domaine social ont touché plusieurs volets tels que le niveau de vie des citoyens. La pauvreté, à titre d’exemple, a connu une baisse spectaculaire. L’orateur a évoqué également le phénomène de la «dégourbification» comme indice déterminant de pauvreté. En effet, 44% des logements en Tunisie étaient des gourbis en 1966. Ce taux a chuté à 6% en 1994.
L’œuvre bourguibienne a été marquée aussi par une immense révolution en matière d’irrigation. Quant à l’approvisionnement en eau potable, l’orateur a précisé que 25% des logements avaient accès à l’eau en 1966, alors qu’aujourd’hui, le taux avoisine les 100%. Des chiffres qui expliquent à eux seuls la nature des enjeux et l’effort colossal qui a été déployé tout au long de trois décennies ou plus, non seulement dans les réformes à caractère social mais également à plusieurs autres niveaux.
La science et la technologie : pour la libération de l’intelligence
La réforme des mentalités en faveur de laquelle Bourguiba a milité et qu’il s’est escrimé à consacrer ne s’arrêta pas au niveau comportemental ou social, mais aussi à celui de la recherche scientifique et technologique, convaincu qu’il était que rejoindre le peloton des pays civilisés est tributaire également du bond scientifique que la Tunisie devait réaliser pour figurer en bonne place parmi ces pays.
Dans ce cadre, Faouzia Charfi, professeure de physique à la Faculté des sciences de Tunis (FST), a tenté de donner un éclairage sur la conception de Bourguiba de la science, de la technologie et de la modernité, et ce, à travers certains discours qu’il a prononcés.
Se référant à une photo qui réunissait, en novembre 1960 à l’Assemblée nationale, son président Jallouli Farès et Bourguiba, l’oratrice a signalé que Bourguiba, le premier président de la République tunisienne, considérait que « pour arriver à développer notre pays nouvellement indépendant, il fallait s’attaquer aux sources de la décadence et libérer l’intelligence».
Bourguiba a toujours appelé à s’attaquer aux « causes profondes de notre régression, aux routines souvent drapées du voile de la religion », une expression que Bourguiba a reprise de différentes manières et à plusieurs occasions, précise l’intervenante.
Les causes de notre régression sont multiples, mais pour le Combattant suprême, c’étaient simplement «les entraves et les chaînes imposées sous le couvert des dogmes qui étouffent la raison de l’homme». Alors, comment remédier à cette situation ? Quelles sont les solutions ? Pour le père de la Nation, il fallait adopter la voie de la réforme, du renouveau et de la Renaissance (La Nahdha initiée par les grands réformateurs Jameleddine Afghani et Mohamed Abdou), plutôt que d’opter pour une « fausse solution fondée sur le retour aux sources de l’islam, ce qu’avait promis la secte wahhabite puritaine du XVIIIe siècle. Sortir de la régression, c’est donc restituer sa liberté à l’intelligence humaine ».
La solution la plus satisfaisante pour notre esprit, selon Bourguiba, « c’est le sens de la recherche libre ». Mais le regret de Bourguiba, poursuit l’oratrice, « c’est que l’intelligence est paralysée par crainte de l’hérésie ».
Bien que n’étant pas scientifique, précise la directrice de l’Institut préparatoire aux études scientifiques et techniques (IPEST), Bourguiba évoquait de temps à autre certains grands savants à l’instar de Louis Pasteur qu’il aimait. Bourguiba a toujours essayé de relativiser la croyance des gens dans les miracles. Se référant à l’histoire du Bâton de Moïse qui s’est transformé en serpent, Bourguiba a spécifié que « depuis Pasteur, la théorie de la génération spontanée a vécu », signale l’oratrice.
L’autre savant auquel Bourguiba réservait un intérêt particulier était Ibn al-Haytham, le physiologiste et physicien du monde médiéval arabo-musulman. Bourguiba était très impressionné, selon l’intervenante, par les théories du philosophe irakien dont notamment celle de la vision, au point qu’il a cité dans l’un de ses discours ce qui a été redécouvert par Ibn al-Haytham : « Ce sont les rayons dégagés par les objets qui viennent percuter les yeux ».
Bourguiba, avance Pr Faouzia Charfi, a beaucoup parlé de l’intelligence, de la raison. Il incarnait de la manière la plus exemplaire l’esprit rationnel. Il voulait la modernisation via les techniques et la science. Mais, le temps n’était-il pas encore venu pour créer le cadre nécessaire et propice à la cristallisation de ces disciplines ?
Instaurer une université tunisienne, en tant qu’espace favorable à la valorisation de la science et des techniques, était parmi les grands challenges de Bourguiba. L’urgence pour lui était la formation des jeunes Tunisiens. Sur 840 000 scolarisables, 224 000 étaient scolarisés, soit 27% seulement. En revanche, le taux d’intégration à l’université était de 44 %, soit 600 étudiants tunisiens.
La principale préoccupation fut, précise l’oratrice, la formation des enseignants de haut niveau. C’est ainsi qu’en octobre 56 a été créée par le pouvoir en place la première école d’enseignement supérieur, à savoir l’Ecole normale supérieure.
Trois ans après, a été promulguée la loi sur le système éducatif tunisien dont l’article 5 incitait à « former les chercheurs et les savants… leur fournir les voies et les moyens de nature à permettre l’épanouissement de leurs activités créatrices… assurer la formation des cadres supérieurs, scientifiques, techniques et non techniques nécessaires à la vie de la Nation ».
L’année 1960, explique l’auteure de « La science voilée », a été marquée par l’organisation de l’Université tunisienne, et ce, à travers la création de 4 nouvelles facultés qui s’ajouteront à l’École normale supérieure : la Faculté des Sciences mathématiques, physiques et naturelles, la Faculté des lettres et des sciences humaines, la Faculté de droit et des sciences politiques et économiques et la Faculté de médecine et pharmacie.
Quant au doctorat, l’oratrice a précisé qu’il fallait attendre 20 ans après l’indépendance pour voir élaborer les premiers doctorats. En effet, les doctorats es-lettres et en droit et sciences économiques ont été attribués en 1973 alors que le doctorat es-sciences a été élaboré en mai 1976.
Dans le même ordre d’idées, Faouzia Charfi a passé en revue les institutions de recherche fondées en Tunisie avant et après l’indépendance. Il s’agit de l’institut Pasteur (1893), du service botanique de Tunisie (1913) devenu l’Institut de recherches agronomiques de Tunisie INRAT, du Centre d’études économiques et sociales (CERES) créé en 1962, considéré comme le « support indispensable de la politique systématique où s’engageaient les planificateurs du développement » et du Centre d’études nucléaires de Tunis-Carthage (1962) dont la création était venue en réponse à l’interrogation sur l’énergie nucléaire pour les besoins de la Tunisie nouvelle.
Le planning familial, le grand défi de Bourguiba
D’après Dr Selma Hajri, médecin endocrinologue, l’histoire du planning familial à la tunisienne est unique dans le monde. Habib Bourguiba a fait, dès l’indépendance, de la maîtrise de la croissance démographique une priorité. Il était pleinement convaincu, souligne l’intervenante, que cette mesure serait une condition sine qua non du développement économique et social. Il s’agissait d’une urgence démographique pour Bourguiba.
Face aux défis économiques et sociaux que le pays fraîchement indépendant devait relever, le président Bourguiba qui, comme nous l’avons mentionné dans les passages précédents, avait investi dans la réforme de la mentalité du Tunisien, croyait à la nécessité d’instaurer un équilibre sur tous les plans, dont celui démographique. Il considérait, comme le mentionne la chercheure à l’Office national de la famille et de la population ONFP, que « la croissance démographique est un obstacle important au développement économique de son pays qui, reconnaît-il, n’a pas de grand potentiel ni en matière agricole ni en ressources naturelles ».
La vision de Bourguiba quant à l’accroissement de la population était on ne peut plus claire. D’ailleurs, l’intervenante a rapporté l’une des allocutions de Bourguiba prononcée le 25 décembre 1962, dans laquelle il stipulait : «Nous ne pouvons nous défendre contre un sentiment d’appréhension devant la marée humaine qui monte implacablement à une vitesse qui dépasse de beaucoup celle de l’augmentation de subsistance. Car à quoi servirait l’accroissement de notre production agricole, de nos richesses minières… si la population continuait à s’accroître d’une manière aussi anarchique et démentielle» ?
En revanche, l’experte considère que la politique de population a été fortement intégrée à la politique de développement. Bourguiba a adopté, précise-t-elle, une politique qui reposait sur un « ensemble de mesures visant la promotion du statut de la femme et la scolarisation des masses des garçons et des filles ».
Soucieux d’octroyer à la femme tunisienne les droits qui lui reviennent, Bourguiba a battu à plate couture les règles et les vieilles lois discriminatoires et hostiles à la femme. Instaurer le Code du statut personnel CSP, était un acte révolutionnaire. Désormais, précise l’oratrice, « la polygamie est interdite, la répudiation laisse place au divorce judiciaire qui peut être acté aussi bien à la demande de la femme que de l’homme, l’âge de mariage est repoussé à 17 ans pour la femme et à 20 ans pour l’homme ».
La Spécialiste du planning familial a fait savoir également que l’évolution des lois a suivi l’expérimentation des programmes. C’est ainsi qu’un programme expérimental a été généralisé en 1966 ; il « repose sur trois points essentiels, à savoir la promotion de la contraception, la stérilisation et l’avortement, le sujet tabou par excellence dans toutes les cultures du monde où la religion joue encore un rôle important».
La Tunisie, faut-il le rappeler, est pionnière en matière de légalisation de l’avortement, étant le premier pays en Afrique et dans le monde arabe à avoir légalisé cet acte médical. En effet, dès lors, l’avortement devient légal, sans aucune restriction pour toute femme majeure.
En instaurant les textes inhérents au planning familial, Bourguiba briguait, selon Selma Hajri, « une politique antinataliste, une émancipation de la femme, une réduction de l’implication des hommes ou du contrôle des hommes du corps de la femme, l’égalité homme-femme ».
Toutefois, l’intervenante n’a pas manqué de relever « les déficiences ayant un tant soit peu endigué la propagation du planning familial, à savoir l’absence de stratégie à moyen et long termes, le défaut de réelle volonté d’aller de l’avant, le manque de vision claire et de message construit sur des droits humains en accord avec la pensée humaine, ainsi que l’absence de volonté politique».
En guise d’épilogue à son intervention, Selma Hajri a tenu à rappeler le défaut de la cuirasse sous-jacent au planning familial entre 2008 et 2020, son instrumentalisation politique, la réduction des financements, le départ à la retraite des figures de proue de ce programme sans qu’il y ait eu de véritable relève, ainsi que la montée du conservatisme religieux.
Fonder une économie nationale
Le volet économique de ces journées qui ont mis la lumière sur les réformes bourguibiennes a été confié à Afif Chelbi, un économiste chevronné ayant géré avec maestria et brio le département économique au temps de Ben Ali, à savoir celui de l’Industrie.
Pour Chelbi, les trois décennies de Bourguiba ont connu « une prospérité malgré les soubresauts ».
De prime abord, l’intervenant a rappelé le contexte historique ayant marqué l’environnement socio-économique de la Tunisie indépendante.
Etant donné que « les principaux secteurs de l’économie tunisienne ainsi que l’Administration étaient dominés par les Français », Bourguiba ne se contenta pas, selon Afif Chelbi, de relever le défi d’assurer l’édification d’un Etat indépendant et la fondation d’une économie nationale.
Pour fonder cette économie nationale, Bourguiba, précise l’ancien président du Conseil d’analyses économiques (CAE), « s’est appuyé sur une équipe restreinte de jeunes diplômés modernistes ».
Abordant ce sujet économique, l’orateur s’est posé 3 questions qui lui semblaient être primordiales pour tracer le parcours de Bourguiba. La première renvoie à : « Est-ce que Bourguiba avait une doctrine économique ? Interrogation à laquelle Afif Chelbi répond par la négative. Car Bourguiba a, au cours de sa présidence, « cautionné au moins deux orientations de politique économique diamétralement opposées : du socialisme des années 60 au libéralisme des années 70 ». Sauf que le volontarisme dont il avait fait montre a fortement « influencé ses choix de politique économique », dixit l’intervenant. Ce volontarisme, poursuit Chelbi, « s’est traduit par le rôle central dévolu à l’Etat et à la planification dans les années 60 mais également quoique de façon différente, depuis les années 70 ».
Bourguiba considérait, d’après Afif Chelbi, que la lutte pour le développement était encore plus importante que la lutte pour l’indépendance, ce qui s’est traduit par « Aljihad al akbar wal jihed al asghar ».
La deuxième question a été formulée de la sorte : « Est-ce que la politique économique de Bourguiba a permis de fonder une économie nationale ? » Répondant cette fois-ci par l’affirmative, le fondateur du Cercle Kheireddine, un think-tank qui se veut être une force de proposition réformiste, moderniste et novatrice, s’est basé sur « l’accroissement remarquable de tous les indicateurs de développement de 1962 à 1986, période au cours de laquelle la Tunisie a réalisé une croissance soutenue d’une moyenne de 5,6% par an, le niveau de vie des Tunisiens effectuant par ricochet un remarquable bond qualitatif ». S’appuyant sur plusieurs chiffres pour élaborer son exposé, l’orateur a conclu que « l’essor de ces politiques économiques se poursuivra même après l’ère de Bourguiba ». A titre d’exemple, depuis les années 1970 jusqu’en 2010, les politiques bourguibiennes étaient toujours en vigueur.
« Durant les 6 plans de développement, indique Chelbi, le taux d’investissement était élevé, de l’ordre de 30 %, alors que le financement de ces investissements était assuré à 70 % par l’épargne nationale. Quant au volume des financements extérieurs ayant assuré le complément, il s’estimait en millions de dollars ».
Face à ce taux d’investissement très encourageant, le recours de la Tunisie au financement extérieur était « bien maîtrisé puisque le taux d’endettement est resté en dessous de 40 % du PIB (il est actuellement de l’ordre de 100% contre à peine 40% en 2011) et le service de la dette inférieur, à 20% des recettes en devises », avance l’expert en économie.
C’est dire que le bilan qu’Afif Chelbi a dressé est très positif. Poursuivant sur sa lancée, il considère que « la plus grande réalisation économique de Bourguiba était de faire passer la Tunisie d’une économie de type colonial, c’est-à-dire exportatrice de produits primaires (phosphate et produit agricole) au statut de pays exportateur de produits manufacturés (la part des produits manufacturés à l’exportation a sauté de 5 % en 1962 à 64 % en 1987) ».
Les réalisations de la Tunisie indépendante ont, ainsi, dépassé de très loin, assure l’orateur, celles des 70 ans de colonisation.
La troisième question enfin, stipule : « Est-ce que le rythme de la fondation de la politique économique aurait pu être plus rapide ? » Ce à quoi Afif Chelbi répondit expressément : « Assurément ! » En effet, en termes de comparaison internationale, la croissance enregistrée en Tunisie a été plus élevée que celle de la plupart des pays du monde, à l’exception des « dragons asiatiques ».
Toutefois, pour le diplômé de l’Ecole centrale de Paris, « ce chemin parcouru, si brillant soit-il, ne doit pas occulter les lacunes qui ont empêché la Tunisie de faire perdurer ces taux de croissance les plus élevés enregistrés dans le monde ».
Et Afif Chelbi de poursuivre : « Ces imperfections se rapportent tout d’abord aux failles de gouvernance mais également à un blocage idéologique quant aux rôles respectifs de l’Etat et du secteur privé ». Ce secteur était encore embryonnaire et ne pouvait relever les grands défis économiques.
L’orateur a ensuite explicité ce qu’il a qualifié de «tunisification en urgence » de l’économie nationale qui s’est déployée sur plusieurs étapes. La première a concerné la période 1956-1960, où il a été procédé à la nomination de cadres nationaux aux principaux postes administratifs tout en gardant un petit nombre de fonctionnaires français. Certaines entreprises opérant dans des secteurs stratégiques tels que les chemins de fer, l’électricité, le commerce extérieur… ont été nationalisées. En 1958, il y eut création de la Banque centrale, dotée de surcroît de la monnaie nationale.
La deuxième étape s’étalant de 1961 à 1970 a été marquée par le rôle prépondérant qu’a joué l’Etat tunisien dans la gestion de l’affaire économique.
Afif Chelbi a précisé dans ce sens qu’avec «la nomination en 1960 d’Ahmed Ben Salah au gouvernement, les orientations économiques plutôt libérales ont été abandonnées au profit d’une politique économique s’appuyant sur le rôle prépondérant de l’Etat avec une politique industrielle d’import substitution et une politique agricole coopérativiste ».
Et Chelbi d’ajouter : « Les perspectives décennales 1962/1971 traduisaient bien cette vision, déclinée dans le premier plan triennal (1962-1964), puis le deuxième plan quadriennal (1965/1968). Cette politique a permis de doter le pays d’infrastructures éducatives, sanitaires, électriques, hydrauliques, logistiques, etc. De grands projets industriels publics ont été lancés dans plusieurs régions, de même pour le secteur touristique qui a commencé au début des années 60 ».
En établissant le bilan de cette décennie, Afif Chelbi a conclu que « cette orientation étatiste a dérapé avec la tentative de généralisation des coopératives ponctuée par une forte opposition de la paysannerie, notamment au Sahel, base idéologique puis des grands propriétaires français qui commençaient à en pâtir dès 1968 ».
Il s’agit pour l’ancien ministre d’un échec qui a laissé des traces durables dans l’esprit des décideurs : « Le traumatisme des années 60 » a constitué un frein à un développement plus soutenu de la Tunisie durant les décennies suivantes.
Heureusement que Bourguiba a révisé la copie pour se lancer dans une politique libérale. Il s’agissait selon Afif Chelbi, d’un tournant libéral qui a été engagé dans la 2e décennie (1971/1980). Il a été procédé lors de cette période à l’encouragement de l’initiative privée et des exportations. Ce tournant libéral, indique l’intervenant, a été marqué par la loi 72, la plus importante mesure des politiques économiques sur 50 ans. La décennie du déclin, considère Afif Chelbi, a démarré en 1980 avec les événements de Gafsa en janvier de la même année et dont l’une des conséquences fut le départ de Hédi Nouira auquel succèdera Mohamed Mzali qui a entamé son mandat par des ouvertures politiques.
En guise de conclusion, l’ancien ministre de l’Industrie a appelé, face à la crise économique aiguë qui secoue notre pays, à retrouver le patriotisme et le volontarisme de Bourguiba « pour mettre en œuvre des politiques économiques audacieuses ».
Afif Chelbi a clos son discours par une citation de l’homme d’État et diplomate français Talleyrand : « Faute de richesse, une nation est pauvre, faute de patriotisme, c’est une pauvre nation ».
M.A.B.S