Le confinement aura gâché même la commémoration du 20e anniversaire de la disparition du Combattant suprême, Habib Bourguiba. En se recueillant sur sa tombe et en vantant son rôle crucial dans l’histoire de notre pays, le Président Kaïs Saïed a sauvé l’honneur au milieu du silence assourdissant d’une grande partie de la classe politique.
Au-delà des passions feintes ou sincères, la place de Bourguiba dans le Panthéon national n’est pas sujette à conjectures. En effet, son combat pour l’indépendance, l’émancipation de la femme, l’édification d’un Etat moderne, et tant d’autres acquis sont suffisants pour que le Tribunal de l’Histoire se prononce : son verdict, résolument favorable au grand leader, a acquis déjà de son vivant «force de la chose jugée» qui signifie en droit que toutes les voies de recours contre celui-ci sont épuisées.
Certes, le débat reste possible et rien n’impose l’unanimisme au sujet de Bourguiba dès lors qu’on évite la caricature et les jugements à l’emporte-pièce. Ce n’est qu’un simple conseil à tous ceux qui s’imaginent que tenter de ternir l’image du père de notre nation les grandira: leur révisionnisme historique de mauvais aloi ne fait pas le poids devant l’imposant bilan de Bourguiba.
Pour lui rendre hommage et lui témoigner mon admiration définitive, quel meilleur choix que le recours à un livre rare rédigé par une personnalité de premier plan; c’est fortuitement que j’ai découvert le livre en arabe du grand journaliste arabe Mohamed Ali El Taher intitulé «Lettres de Bourguiba à son ami Mohamed Ali El Taher».
Habib Bourguiba – Mohamed Ali El Taher
Publié à Beyrouth en 1966, cet ouvrage comprend, comme son titre l’indique, plus d’une vingtaine de lettres envoyées par Bourguiba à son auteur entre 1945 et 1957, assorties de commentaires et de photos inédites.
L’auteur est un Palestinien de Naplouse qui émigra en Egypte dès 1912 pour y devenir un des piliers de la presse écrite arabe; son journal «Echourra» dont la parution débute en 1924 sera pendant des décennies le porte-drapeau des luttes pour l’indépendance dans le monde arabo-musulman.
Il fondera dans les années 20 «le Comité palestinien» en Egypte et sera tout au long de sa vie un ardent défenseur de la cause de son peuple spolié.
La renommée d’El Taher est telle que les nationalistes arabes disaient de lui que «le soleil ne se couche jamais sur deux choses, l’Empire britannique et le journal publié par Mohamed Ali El Taher».
En se rendant au Machrek dès fin 1945 pour y plaider la cause tunisienne, Bourguiba a pu compter sur le précieux concours de cette personnalité respectée et influente dans le monde arabo-musulman. Une amitié de 30 ans jamais altérée, empreinte d’un grand respect réciproque, naîtra entre ces deux hommes exceptionnels. Chaque page du livre auquel cet article est consacré en est le parfait reflet.
Dans l’introduction de son livre, El Taher indique que les lettres de Bourguiba coïncident avec la période des épreuves et de l’exil qu’a traversée le grand leader de 1945 à 1956.
El Taher ajoute que les lettres composant son livre ont le mérite d’expliquer le sens du combat, les objectifs et la stratégie de Bourguiba pour recouvrer l’indépendance de la Tunisie. L’auteur en profite pour l’opposer aux chefs d’autres pays arabes qui ont usurpé le combat d’autrui et se sont hissés au pouvoir à la faveur de coups d’Etat.
Dans les premières lettres qui s’étalent entre 1945 à 1951, Bourguiba relate à El Taher son intense activité pour défendre la cause tunisienne à travers le monde: du Caire à San Francisco en passant par Londres, Genève et Paris, Bourguiba ne ménage pas ses efforts pour démontrer la justesse de son combat et dénoncer l’oppression coloniale.
Dans son combat pour la promotion de la cause tunisienne, il trouve en Mohamed Ali El Taher un appui inestimable et n’hésitera pas à lui demander de publier ses prises de position dans son journal, notamment celles qui condamnent l’exil forcé de Moncef Bey, le roi martyr.
Malgré toute l’énergie déployée, Bourguiba ne cache pas à son ami El Taher son amertume et sa déception de certains personnages: c’est le cas de Chakib Arslan, pourtant une grande figure du nationalisme arabe, de Azzam Bacha, Secrétaire général de la Ligue arabe, taxés tous deux d’un manque de virulence à l’égard de la politique française en Tunisie.
Plusieurs lettres durant cette période traduisent l’agacement, voire la colère de Bourguiba envers certains militants du parti destourien; il déplore leur insubordination et les intrigues que certains d’entre eux nouent contre lui. Il confesse à El Taher qu’il peine à maintenir la cohésion du parti: depuis son départ de Tunis, les appétits se sont aiguisés et les pires attaques viennent de son propre camp au plus grand bonheur des autorités du protectorat.
Dès 1951, dans ses lettres à El Taher, Bourguiba aborde sans détour le recours à la lutte armée. Face à l’intransigeance de la France dont la meilleure illustration est la désignation du tristement célèbre Général Garbay à la tête des armées françaises en Tunisie, Bourguiba estime que le recours à la violence est inévitable. Il sollicite, une fois de plus, l’appui d’El Taher auprès de certains gouvernements musulmans comme celui du Pakistan, pour obtenir un soutien financier indispensable à toute lutte armée.
A partir de 1952, Bourguiba est placé en détention par les autorités du protectorat; cela ne l’empêche pas de faire parvenir, que ce soit de Tabarka ou de l’île de La Galite, plusieurs lettres à son ami El Taher. Bourguiba y raille la lâcheté de certains militants face à la répression qui s’est abattue sur le pays. Il est satisfait, en revanche, du meilleur climat qui s’est instauré au sein du parti destourien: dans l’adversité, les querelles se sont apaisées. Youssef Rouissi, Hassine Triki et d’autres militants opposés à Bourguiba sont revenus à de meilleurs sentiments à son endroit. Préoccupé par le sort de ses fidèles lieutenants, Bourguiba n’hésite pas à demander à El Taher de prendre soin de Salah Ben Youssef, d’Ali Belhouane et de Rachid Driss, tous réfugiés au Caire durant la vague de répression.
Le ton des courriers change dès 1954. L’accord de Carthage et le lancement des négociations pour l’autonomie interne font entrevoir un dénouement pacifique de la crise tunisienne. Bourguiba explique à son ami El Taher, dans une lettre écrite depuis son lieu d’internement à Chantilly, que le temps est désormais au réalisme et non pas au jusqu’au-boutisme. Il critique ceux qui se gargarisent du terme indépendance et font preuve d’outrance verbale sans prendre en compte la disproportion des forces. Selon Bourguiba, la lutte pour l’indépendance totale doit se poursuivre mais en acceptant les solutions médianes. En somme, le gradualisme cher à Bourguiba.
L’indépendance acquise, Bourguiba continuera sa relation épistolaire avec Mohamed Ali El Taher ; le poids des responsabilités est tel que Bourguiba ne peut plus y consacrer autant de temps qu’auparavant ; il s’en excuse auprès de son ami El Taher et continue à lui exprimer toute sa gratitude pour son indéfectible soutien durant la lutte de libération nationale. Il est intéressant d’observer que Bourguiba continuera, même après 1956, à demander à El Taher de se faire le porte-parole de la Tunisie dans le monde arabe pour réfuter, en particulier, les campagnes de calomnie qui le visent. On sait qu’à cette époque, Salah Ben Youssef, soutenu par le président Nasser, ne se prive pas, depuis le Caire, de vouer Bourguiba aux gémonies.
Jusqu’à sa mort en 1974, El Taher entretiendra une relation privilégiée avec Bourguiba: il sera reçu avec tous les honneurs par le nouveau chef de l’Etat Tunisien à plusieurs reprises. De nombreuses photos témoignant de la chaleur de l’accueil agrémentent l’ouvrage. Le Président Bourguiba, en compagnie de la Majda, lui rendra visite à son domicile à Beyrouth où El Taher s’était fixé depuis 1957. Malgré son aura et sa carrière prestigieuse, Mohamed Ali El Taher connut à la fin de sa vie une gêne financière et finit par accepter, non sans mal, que Bourguiba prenne en charge son modeste loyer.
Habib Bourguiba était l’homme de tous les combats mais également celui de la fidélité envers ceux qui dans la tempête se sont rangés sans calculs aux côtés de la Tunisie. Mohamed Ali El Taher que Bourguiba désigne affectueusement «Abou El Hassen» en fait partie.
*Avocat et éditorialiste