Bras de fer jusqu’au-boutiste

La tâche à accomplir en un seul et unique mois est si difficile qu’il serait naïf de croire  qu’elle va démarrer à partir du néant. Un draft au moins, sinon, carrément, un texte de Loi fondamentale est sans nul doute déjà prêt au moment où a été annoncée la création de la commission nationale consultative pour une nouvelle république. Le deadline fixé par le président Saïed au 20 juin prochain est trop court pour la remise d’une proposition de nouvelle constitution par cette commission présidée par Sadok Belaïd. Les attentes des Tunisiens de tout bord dans tous les domaines, politiques et civils, sont si nombreuses et diverses qu’aucune commission, aussi experte soit-elle, ne saurait bien faire ce travail  en quelques jours. Dans le cas contraire, ce serait une insulte à l’intelligence des Tunisiens qui n’en manquent pas, dès lors qu’ils continuent de prendre leur mal en patience pour arriver au bout de la traversée du désert sans causer l’irréparable à leur pays. Un texte est donc déjà prêt, c’est sûr. D’ailleurs, depuis des mois, Kaïs Saïed n’a pas caché son intention d’élaborer tout seul un projet de constitution. On l’a vu se réunir à plusieurs reprises avec Sadok Belaïd, Mohamed Salah Ben Aïssa et Amine Mahfoudh, tous des  constitutionnalistes, au Palais de Carthage, pour discuter de ce projet, sans demander l’avis des partis politiques et des organisations nationales. A se demander pourquoi alors un dialogue national. Et pourquoi maintenant.  Le projet de Kaïs Saïed va-t-il, ou non, servir de plateforme pour le dialogue national censé être basé sur des négociations, des propositions, des contre-propositions et des concessions ? Dans le cas échéant, le président Saïed est-il disposé à céder des parties de son projet, à faire marche arrière pour le système politique, pour le système électoral ou pour les entreprises « Ahlya »? Trop de questions en suspens, qui restent sans réponses, autour d’un projet stratégique supposé engager l’avenir de tout le pays. C’est là, incontestablement, une situation anormale et inadmissible au 21e siècle et surtout après que la Tunisie eut mis les premières fondations d’une jeune démocratie. Le projet démocratique de 2011 a été, certes, sabordé par des incompétents avides de pouvoir et d’argent, il était impératif de le remettre sur la bonne voie et d’en écarter les responsables. In extrémis, le 25 juillet 2021 fut et fit renaître tous les espoirs. Cependant, il ne donne pas le droit ni la légitimité au président Saïed d’exclure les Tunisiens de l’étape de reconstruction de leur pays, entendre par là l’étape de réflexion et d’élaboration du nouveau modèle de développement politique, économique et social qu’ils souhaitent pour eux-mêmes et pour leurs enfants.

Tout au long des dix derniers mois, Kaïs Saïed a choisi la fuite en avant et ses adversaires la course-poursuite. Aucune des deux parties du bras de fer politique ne compte lâcher prise : ça passe ou ça casse. Kaïs Saïed intransigeant, reste sourd et muet aux sollicitations, aux accusations, aux ignominies et même aux prétendus complots visant sa destitution avec la bénédiction de pays étrangers. Ses adversaires sont revenus plus forts au-devant de la scène nationale, à cause de ses atermoiements et de ses menaces de reddition des comptes sans lendemains, et se revoient de retour aux affaires et s’impatientent de le faire déchoir de son piédestal. Pour cela, ils ne lui laissent rien passer et ne lui accordent aucun crédit. Après la consultation électronique, c’est au tour du référendum de faire l’objet d’appels au boycott. Ses proches collaborateurs également sont pris pour cible des critiques et des campagnes de diffamation. Les constitutionnalistes et les organisations nationales appelés à mettre la nouvelle république sur les rails subissent pressions, attaques et sont même tournés en dérision, comme c’est le cas du doyen des avocats, Brahim Bouderbala, qui a été nommé à la tête de la commission des affaires économiques et sociales. Une seule idée sur toutes les bouches : un avocat n’a pas vocation à diriger ni à coordonner une commission censée être composée d’experts économiques et de professionnels des affaires sociales.

Il faut croire que Kaïs Saïed sait surprendre et susciter l’étonnement, tout comme l’incompréhension et les moqueries. Il ne cesse de mettre tout le monde devant le fait accompli puis attend que la tempête passe. C’est un cascadeur. Un anticonformiste qui joue des règles d’usage et prend du plaisir à leur tordre le cou. Sauf que c’est là un jeu dangereux. Il y a fort à parier qu’au 25 juillet prochain, jour du référendum, c’est lui qui risque d’être surpris et emporté par la tempête. Trouvera-t-il alors qui pour le sauver ? Pas si sûr. Ils sont près de la moitié des Tunisiens à confier aux instituts de sondage que la Tunisie va dans le mauvais sens. Ils l’auront prévenu. A moins que les « affabulations », comme aiment les appeler les nahdhaouis, d’Abir Moussi, présidente du PDL, s’avèrent être des réalités. Moussi a toujours soupçonné Kaïs Saïed d’être de mèche avec les salafistes radicaux, de les protéger et de protéger leurs intérêts et prétend que c’est la raison pour laquelle, dit-elle, il s’abstient de donner l’ordre de fermer le siège de l’Union des Ulémas musulmans à Tunis pour diverses infractions à la loi tunisienne. Si Abir Moussi voit juste, c’est alors le soutien, non avéré, de ces adeptes du Califat qui donne autant d’assurance à Kaïs Saïed pour continuer de disloquer les institutions démocratiques et de les refaire à sa manière. Dans le cas échéant, ces derniers iront voter le 25 juillet pour une nouvelle république. Mais laquelle ? Celle qui brandira le drapeau noir ? Non, Mme Moussi affabule. En Tunisie, l’islam politique est mort et les islamistes reviendront tôt ou tard aux affaires au moyen d’un autre et nouveau consensus pour que la machine grippée, la Tunisie d’après le 25 juillet 2021, puisse être dépannée et remise en marche. C’est pourquoi plus vite Kaïs Saïed lâchera du lest et Rached Ghannouchi déposera les armes, moins douloureuse sera leur chute. D’ici là, il y a peu de chance qu’un vrai dialogue national puisse voir le jour.

L’Ugtt, dont la position était plus qu’attendue, a décidé de ne pas participer à un dialogue national fictif, préétabli par les bons soins de Kaïs Saïed, fut-il président de la République et artisan du 25 juillet 2021. La commission administrative, réunie lundi dernier à Hammamet pour statuer sur la question, en a décidé ainsi. Et il faut s’attendre à ce que les autres organisations nationales, qui attendent que la fumée blanche sorte des assises syndicales, emboîtent le pas à la Centrale syndicale et débrayent à leur tour. C’est là le gage d’un blocage total, tant redouté, de l’ensemble du processus du 25 juillet et par ricochet celui du gouvernement actuel, ou remanié, qui sera dans ce contexte incapable de trouver des issues aux impasses économique et sociale. Cela va donner certainement à réfléchir à Kaïs Saïed qui continue à vouloir faire cavalier seul, ne comptant que sur certains proches, dignes de sa confiance et qui avaient été les auteurs attitrés de la « meilleure constitution du monde » de 2014.

On n’est pas loin de tourner le dos à l’opportunité que le 25 juillet a offerte, rien que par l’obstination du maître d’œuvre de ce même 25 juillet.

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