Brefs extraits de «Notre Histoire», de Bourguiba Junior

Assassinat de Ben Youssef

Mohamed Kerrou : J’aurais deux questions à vous poser (…). La première concerne l’assassinat de Ben Youssef : qui l’a ordonné et qu’en pensez-vous ? La seconde, c’est qu’on a l’impression que tout tourne autour de votre père : tous les autres ont trahi. C’est du moins l’impression que l’on a, lorsqu’on écoute les discours de Bourguiba ou lorsqu’on lit ses conférences qui sont, en fait, ses mémoires orales. Qu’en pensez-vous ?

 

Habib Bourguiba Jr. : Pour vous répondre, je dirais que l’assassinat de Ben Youssef était organisé. Qui a donné l’ordre de l’organiser ? Ce n’était pas dans les goûts de mon père. Taïeb M’hiri, ministre de l’Intérieur ne semble pas en avoir parlé à mon père. Il a organisé un scénario avec Béchir Zarg Layoun, Djerbien et parent de Ben Youssef, condamné deux fois à mort par les Tribunaux militaires français… Zarg Layoun a préparé l’opération. Mon père a narré tout cela dans ses conférences de l’automne 1973, réunies sous le titre Ma vie, mes idées, mon combat. Ben Youssef a été appâté par deux personnes qui voulaient le rencontrer pour organiser un complot contre Bourguiba. La période de lutte continuait donc.

Concernant les camarades de lutte de mon père, ils n’avaient pas la même force et constance. C’est un fait historique. Il y a ceux qui ont faibli et d’autres peu ou pas. Mon père a peut-être été sévère envers eux, mais l’enjeu était déterminant : il fallait résister. L’histoire de ces moments de lutte qu’il a racontée, tout en étant personnelle, n’en demeure pas moins largement objective. Elle en dit plus et plus clairement que certains manuels scolaires. C’est une véritable leçon qui doit être relue et qui, bien entendu, pourrait être discutée, complétée, voire corrigée.

 

Mestiri assoiffé de pouvoir

M. K. : Est-ce qu’il y avait une volonté de changer le système ?

H. B. Jr. : Il y a eu des velléités et des batailles feutrées puisqu’il y avait, d’un côté, le clan de Ahmed Mestiri, et de l’autre, le clan qui prétendait ou laissait entendre qu’il servait Mohammed Sayah. En fait, il y avait deux ou trois personnes qui avaient des « idées » et, tout autour, des gens qui les approuvaient ou désapprouvaient, suivant leurs intérêts ou leurs humeurs. Ce n’était pas de vrais clans mais plutôt des alliances d’un jour. Sayah défendait le Parti, Mestiri défendait sa propre personne en soutenant qu’il défendait la démocratie. Le même, en tant que ministre de l’Intérieur, en avait commis, j’en fus témoin, plus d’un écart ! Cependant, autant qu’Ahmed Ben Salah, Ahmed Mestiri était un homme probe, droit, honnête sur le plan de l’argent. Je ne peux le méconnaître, mais Mestiri était trop ambitieux et trop assoiffé de pouvoir.

À la fin de l’année 1970, Bourguiba devait être transporté en avion américain aux États-Unis, pour y être soigné. J’ai vu Ahmed Mestiri essayer de faire signer à Bourguiba sur une civière, un décret le désignant comme Vice-Premier ministre ! Je trouvai cette démarche inconvenante. D’autant plus que mon père, privé pendant des semaines de sommeil, n’était même pas en état d’en saisir la portée.

 

Discours de Jéricho

Ce discours de Jéricho qui prônait de revenir à la résolution de l’ONU et au plan de partage créant les deux États —Israël et la Palestine— a suscité des remous tout en provoquant un silence officiel autant du côté des États arabes que d’Israël.

Ce qu’il faut rappeler, c’est que les idées de base de ce discours avaient été formulées par mon père, avant la Jordanie, lors de sa visite en Égypte au colonel Nasser qui ne les avait pas rejetées. J’en étais témoin puisque j’étais ministre des Affaires étrangères et que j’avais accompagné mon père lors de quelques étapes programmées au cours de cette tournée qui avait duré environ six semaines. Après l’Égypte, j’étais parti à Nairobi pour une réunion de l’OUA (Organisation de l’Union africaine). J’étais également avec lui lors de sa visite au Koweït puis en Iran.

Au cours de sa visite en Égypte, mon père n’avait pas caché ses sentiments et ses intentions concernant la question palestinienne. De son point de vue, les Arabes avaient agi de façon à perdre fatalement leurs batailles, ils n’avaient pas pris le temps de réfléchir à une solution et à une stratégie pratique, rationnelle et crédible et que lui, Bourguiba, en avait une qui pourrait satisfaire à ces conditions. Ce à quoi Nasser, apparemment d’accord, avait rétorqué : « Dites-le ! Moi, je ne vous contredirai pas ! ». C’est ce qui s’est passé au Caire, avant le discours de Jéricho, entre les deux présidents —Nasser et Bourguiba— en présence des deux ministres des Affaires étrangères. J’y étais ! Ensuite, les deux délégations sont venues nous rejoindre. Les responsables étaient bel et bien au courant.

Entre-temps, nous avions appris par les agences de presse qu’il y avait un bras de fer entre Le Caire et Bonn. Nasser avait, en effet, menacé l’Allemagne fédérale de reconnaître l’Allemagne de l’Est si jamais Bonn reconnaissait Israël et s’engageait à lui payer les dommages de guerre. En fait, il y avait en dessous un autre enjeu : une opération juteuse puisque l’Allemagne de l’Est avait promis une somme de 50 milliards destinés à l’Égypte, sous forme d’équipements militaires.

Etant donné que Bonn avait reconnu Tel-Aviv, Nasser voulait obtenir un blanc-seing de la Ligue arabe, lors de la réunion de Chtoura en 1965. Mais à son grand dépit, il n’a pu obtenir un consensus décidant d’une rupture des relations avec l’Allemagne fédérale.

Dans un discours préparé par Habib Chatti et mon père, la Tunisie avait défendu, lors de cette réunion, l’idée que la rupture des relations avec l’Allemagne était absurde, car elle supposait également une rupture avec les Nations Unies, qui, en 1948, avaient créé l’État hébreu. L’idée étant de repartir toujours de ce bulletin de naissance » pour réagir à n’importe quelle conjoncture en rapport avec le conflit israélo-arabe.

 

Islamisme

M. K. : Ainsi, vous-même, vous partagez cette conception qui consiste à considérer les islamistes comme des terroristes et à les éliminer de la scène politique ?

H. B. Jr. : Oui, sans aucun doute. À partir du moment où ils utilisent des moyens illégaux et qu’ils prônent des idées qui mènent vers la régression de la société et la destruction des liens sociaux et humains, je suis totalement contre leur projet politique et leurs pratiques. C’est pour moi, toutes choses égales par ailleurs, l’attaque barbare qui, à l’image de Gengis Khan, ont assiégé et pillé le Bagdad civilisé. Le comportement des islamistes radicaux, ceux qui sèment la terreur un peu partout dans le monde, est un comportement barbare et démentiel. Ils prétendent qu’il nous faut revenir quatorze siècles en arrière pour réaliser la société parfaite et ils utilisent la violence pour parvenir à cette fin utopique et insensée. C’est de la pure démagogie entretenue par l’état d’ignorance du peuple. Il y a eu, en Tunisie, à un certain moment, un laisser-faire pour contrer la montée de la gauche. Mais, je considère que c’était une erreur.

Le danger est trop grand pour qu’ils soient acceptés, par calcul politique étroit. Moi, j’ai toujours été contre. Le seul remède est de combattre les islamistes qui présentent un danger pour l’État et pour la société.

M. K. : Qu’en est-il des islamistes politiques modérés et qui sont contre la violence ?

H. B. Jr. . : Où est-ce que vous les voyez ! ? Non, ils n’existent pas ! Soit, ils sont faibles et ils font semblant d’être modérés, en attendant d’être forts pour passer à l’assaut, soit, ils se sentent forts et ils sont nécessairement violents ; ou alors on les qualifie improprement d’islamistes ! Tous les mouvements islamistes constituent une négation de la vie ensemble, de la démocratie en particulier et de la vie humaine tout court. Moi, je suis pour et avec ceux qui les combattent. Ma position, comme celle de mon père, est de les combattre et de les juger. J’y crois comme je crois à la République qui est un choix irréversible.

La religion est une affaire personnelle qui concerne l’homme dans son rapport à l’invisible. Elle n’a pas à se mêler des choix d’un pays. Elle n’est ni une politique, ni une économie. C’est d’ailleurs, selon cet ordre de choses que j’ai été amené à rédiger un papier contre un projet d’investissement bancaire, prétendu islamique. Je voyais le danger qu’il y avait derrière un tel projet : entretenir l’hypocrisie et la supercherie !

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