Calamiteux aura été le débat sur les élections : la preuve, le niveau des discussions politiques s’est affaissé entre l’indignation parfois hystérique des uns et l’indifférence à la vérité des autres. On n’argumente plus, on crie et on déverse les tombereaux de brocards, d’outrages et de sottises au point qu’on peut se demander si nous ne sommes pas revenus aujourd’hui au temps de l’intimidation et de la menace de la décennie de braise. Qui cédera le premier ? Voilà un débat houleux et qui ressemble à ce que les Anglo-Saxons appellent un «chiken game», ou « jeu de la poule mouillée», selon la formule française : deux fronts foncent l’un vers l’autre sur une route à une seule voie. Cette violence s’inscrit dans le devenir incertain de cette jeune et très vulnérable démocratie. Sous cette grêle d’altérations, nous n’avons plus le temps de nous fourrer la tête dans le sable. Certes, la démocratie existe, même si elle est encore imparfaite, et elle constitue une rareté précieuse dans le monde arabo-musulman. Cela ne doit pas conduire à occulter ou à minimiser une érosion inquiétante, qui se manifeste dangereusement dans son incapacité de se reformer en profondeur et le rôle toujours prépondérant qu’y jouent les extrémistes de tous bords. La démocratie n’est pas que des élections, elle est un projet national. Les élections sont utiles mais elles ne doivent pas faire oublier que ce projet nécessite la délibération contradictoire, des institutions solides, une stricte séparation des pouvoirs, une vérification de la conformité constitutionnelle des décisions. On ne peut pas imaginer une démocratie sans ces garde-fous. C’est impossible car, comme l’écrivait au dix-huitième siècle, l’un des pères de la constitution américaine, James Madison, «il faudrait pour cela que les hommes soient des anges»! Sans doute n’y a-t-il pas de vraie démocratie sans un mouvement d’hésitation ou un ricanement de dérision. Pourtant, les Tunisiens qui ont osé défier le pouvoir islamiste et ses idiots utiles, ses intimidations, son système judiciaire à sa botte, pendant la décennie de braise, ne supportent plus des reculs. Notre démocratie, certes, a besoin d’une secousse vigoureuse, mais aussi constructive, qui permet de proposer, contribuer, innover et ne pas laisser se creuser une fracture sociale, au risque d’une dangereuse régression. Face à cette situation, seuls l’éducation, la culture et le développement de l’esprit critique articulé sur les faits et la connaissance peuvent prévaloir. L’avenir de cette démocratie naissante ne pourra pas être garanti sans la généralisation de la culture démocratique et l’enracinement de ses valeurs. C’est en ce sens qu’on doit œuvrer pour garantir la corrélation entre les composantes politique, économique, sociale et culturelle. Il s’agit là d’une orientation globale susceptible de booster la participation de toutes les composantes de la société et garantir la complémentarité nécessaire entre les droits et les devoirs. En effet, l’édification d’une base solide de démocratie, de pluralisme et de liberté renforce la foi en la suprématie de la loi et en la sacralité des droits. L’antidote au dysfonctionnement de la démocratie se trouve dans le travail pertinent et obstiné pour adapter notre société, en fonction de sa volonté réformatrice, de ses structures modernistes et de sa culture d’ouverture, aux grandes transformations du système démocratique dans le monde. La leçon à tirer est claire, pour abattre le mur de la défiance : les parties concernées doivent prendre le Tunisien pour ce qu’il est : un citoyen responsable, capable de raisonner, plutôt qu’un être ignorant et passif auquel ils dicteraient sa conduite.
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