Dans une soirée d’août bizarrement fraiche pour ne pas dire froide en ce début de deuxième semaine du mois, les acteurs, plein de jeunesse et de vitalité sur scène, étaient en cape de bain blanche. Les actrices, très attirantes et belles, étaient en serviette de bain de même couleur portée comme une fouta. C’est un hammam mixte. Le 8 août 2023 le public, modestement nombreux, avait rendez-vous donc avec la pièce de théâtre Caligula 2 du metteur en scène Fadhel Jaziri avec le grand acteur Mohamed Kouka et des actrices et acteurs très prometteurs tels que et surtout le comédien Slim Dhib et la comédienne Ichrak Matar. Ce sont ces trois-là qui ont retenu, en toute subjectivité, notre attention lors de cette représentation. En effet, Ichrak Matar, très brillante dans sa partition, a également été remarquée par Kaouther Ben Hnia et a joué dans ses deux derniers films : Les filles d’Olfa (2023) et L’homme qui a vendu sa peau (2019).
La critique de Jaziri actuellement à la mode
On a beau critiqué Fathel Jaziri et sa troupe à tort et à travers, chose à la mode en ce moment, mais son mérite reste indéniablement et toujours que c’est un artiste qui a permis la découverte de jeunes talents que ce soit dans le monde de la musique ou encore dans le monde de jeu théâtral ou encore cinématographique. En réalité, au vu de son parcours, il est capable de créer une structure fédérant de jeunes espoirs prometteurs.
Certes la pièce Caligula 2 porte le nom de l’œuvre de Camus écrite en 1939 mais en réalité la dramaturgie de la pièce ainsi que sa scénographie et son histoire n’ont rien à avoir avec l’œuvre originelle. Il y a un effort dans le dialogue qui a été tunisifié et qui est imaginé presque en poésie rappelant d’ailleurs la fameuse Ghassalit Nouadir (1980). Dans le fond, la pièce Caligula 2 représente des morceaux de vie où les acteurs, de manière ludique, sont confrontés à des situations d’impasse, de condescendance, de violence, de tentatives de viol, d’absence de respect vers les ainés, de meurtre. La pièce raconte ainsi des tranches de vie qui mettent en relief une forte déchéance morale et des acteurs sociaux qui vivent avec déchirure, douleur et surtout égarement la montée de l’insignifiance dans tous les domaines.
Les personnages portent des noms connus : Sidi El-Béhi (Mohamed Kouka) poète mais devenant amnésique, portant un livre rouge servant comme un bloc-notes pour se remémorer ce qu’il est amené à faire. El-Béhi est en effet un personnage se pensant comme sauveur qui veut ouvrir la grande porte pour libérer ses compagnons de route, mais qui au final n’arrive plus à trouver ses clés. Ainsi, quand il les perd, et c’est souvent le cas, il crie au secours et fait appel au complot. Autre personnage, Mohamed Salah Harakati. C’est un comptable malmené par son patron et surtout par les sbires du patron. Sa raison calculatrice le met dans un bourbier et dans un environnement très violent ou règne un mafieux qui n’a aucune pitié pour l’âme humaine. Les personnages féminins sont Amel, Nourhène, Imen. Elles sont la plupart du temps victimes. Mais, elles cherchent également la victimisation et elles expriment l’absurdité de leur existence et la violence qu’elles subissent principalement de la part de l’homme. Elles savent qu’elles sont dans une impasse mais en même temps elles ont toujours l’espoir de retrouver un bonheur qui leur échappe. Bonheur incarné toujours dans un homme rédempteur et docile qui répondrait à leurs exigences et fantasmes. Ce sont des femmes qui veulent compter sur l’homme pour vivre et survivre plus que sur elles-mêmes.
Une pièce qui traite de l’enfermement
Au milieu de la pièce, le rythme est très monotone au point que le spectateur décroche à maintes reprises. La pièce raconte l’enfermement, l’incapacité d’agir, des clés qui ne peuvent plus ouvrir les portes auxquelles elles sont d’habitude destinées, des portes fermées à jamais. Sous cet angle, la pièce connote à quel point notre société n’arrive plus à régler ses conflits familiaux, sociaux, culturels et professionnels. La représentation aborde également la facilité qui marque l’époque actuelle de vouloir éliminer l’autre, de se débarrasser de lui, de ne plus le sentir égoïstement, des cris qui deviennent inaudibles et des dialogues injurieux et sans limites pour le partage de l’héritage et pour l’amour du gain facile sans effort et sans travail.
Celui qui regarde la pièce distingue facilement le travail de répétition et de peaufinage qui a été effectué par le maitre Mohamed Kouka. Ce dernier est très fortement impliqué dans ce projet depuis Caligula 1 représenté en 2019. En effet, cette pièce n’est pas anodine, elle a été jouée de différente manière par les grands du théâtre classique de notre pays à commencer par Ali Ben Ayed. Sa reprise en deux temps est aussi un hommage au défunt Mohsen Ben Abdallah. Selon l’acteur Mohamed Kouka, le message principal qui se profile dernière cette pièce est que l’homme découvre qu’aucune valeur divine n’est là pour décider de ce qu’il doit être. Dans cette perspective, il remarque que la modernisation du monde va à sa déchéance. En ce sens, le monde vécu devient dépourvu de sens, agressif, cru, nu et profondément insupportable. Caligula est ainsi un désenchantement du monde, une critique de l’absurde, du populisme et de la perte de la raison et du sens pratique dans la confrontation des problèmes existentiels.
Mohamed Ali Elhaou