Depuis que la question de l’organisation concomitante ou séparée des élections a été tranchée et que les législatives, à la demande d’Ennahdha, auront lieu avant la présidentielle, le mouvement islamiste prêche pour un candidat présidentiel «consensuel». Le dirigeant du parti, Samir Dilou, a expliqué cette position par la volonté de choisir une personnalité nationale pouvant réaliser les objectifs de la Révolution et mener à bien la transition. La déclaration semble a priori raisonnable dans un contexte où les conflits politiques ont conduit le pays au bord du gouffre. Mais y a-t-il d’autres enjeux qui se cachent derrière cette proposition ? Est-ce une réelle volonté de consensus national ou plutôt un jeu politicien et un calcul électoral ?
En lançant un appel à la candidature présidentielle consensuelle, Ennahdha, démissionnaire obligé du gouvernement, prétend rassembler la scène politique tunisienne. Jusqu’à son départ forcé du gouvernement, le mouvement islamiste a été accusé de diviser les Tunisiens. Avant même sa conquête du pouvoir, sa campagne électorale a scindé les Tunisiens entre musulmans et mécréants, entre fidèles à l’identité arabo-musulmane et ennemis celle-ci. Depuis les temps ont changé. Assassinats, violences des LPR et des salafistes, attentats terroristes, éviction des Frères musulmans du pouvoir en Egypte, se sont conjugués pour amener le parti islamiste à revoir ses positions.
Aujourd’hui, commencer la période électorale par un appel à un candidat consensuel à la présidentielle, semble être un appel à tourner la page et à aborder la campagne dans un esprit rassembleur. Ennahdha a quitté le pouvoir à l’issue d’un dialogue national n’ayant pu être organisé qu’avec la médiation du Quartet (UGTT, UTICA, LDHT et Ordre des Avocats) tant la scène politique était fragmentée et les partis incapables de dialoguer. Aujourd’hui, sa proposition lui permet d’apparaitre aux yeux de l’opinion nationale et internationale comme un parti politique raisonnable attaché aux seuls intérêts supérieurs de la nation.
Réactions des partis à la position d’Ennahdha
Le Secrétaire général du mouvement du Peuple « Echâab », Zouhaier Maghzaoui, a exprimé le refus de son parti de la proposition d’Ennahdha concernant un candidat consensuel pour l’élection présidentielle. Selon lui, Ennahdha n’a pas le droit d’imposer ses alliances électorales à tout le monde. Les deux anciens alliés d’Ennahdha au sein de la Troïka refusent eux aussi l’appel d’Ennahdha. Ainsi, le secrétaire général du Congrès pour la République, Imed Daïmi, a jugé antidémocratique l’appel pour un président consensuel. Il a considéré que, via cet appel, le mouvement islamiste priverait les Tunisiens de choisir en toute liberté leur président. Pareillement, Ettakatol a estimé à son tour que cette proposition était contraire à la démocratie. Son porte-parole, Mohamed Bennour, considère que le président doit être choisi à travers un scrutin libre et transparent.
Outre le jeu d’influence politique de ce srutin et la confiscation d’un droit populaire qui devrait être exercé en toute transparence, ainsi que la tentative d’empêcher certains partis de choisir leur candidat après concertation, l’appel a été jugé par Al Joumhouri comme étant une «prise d’otage». Le porte-parole du parti Al Joumhouri a, en effet, jugé l’appel comme limitatif du rôle du prochain président, faisant de lui un otage des partis politiques. Une autre réaction, celle du Front populaire, exprimée par son député à l’ANC, Mongi Rahoui, considère une telle décision comme une «opération de séduction.»
Calculs politiques
Quelle que soit la position des partis politiques, la déclaration d’Ennahdha ne sera pas sans influence sur les enjeux et les calculs électoraux. Les législatives ayant lieu avant la présidentielle, le premier message que véhicule la position d’Ennahdha, qui vise davantage les législatives, s’apparente à un «troc électoral». Le soutien d’Ennahdha sera accordé lors de la présidentielle à condition d’observer une position bienveillante à son égard, sinon demeurer dans la neutralité et ne pas rappeler le bilan calamiteux de ce parti. En effet, vu les changements géopolitiques ayant entraîné la chute ou l’affaiblissement des gouvernements islamistes, il convient d’éviter d’être surexposé. Les pays du Golfe n’injecteront pas leurs investissements et l’Occident se montrera méfiant si le mouvement islamiste domine le jeu politique. Par contre, siéger en majorité au Parlement lui permettra de continuer à jouer un rôle exécutif et législatif tout en s’assurant un président sous contrôle. Les partis se présentant aux législatives, anciens alliés d’Ennahdha, de la Troïka ou concurrents, qui eux visent la présidentielle, peuvent très bien jouer le jeu d’Ennahdha. Ils peuvent ainsi rester neutres et ne montrer aucune hostilité lors de la campagne électorale, tout comme ils peuvent simplement attendre les résultats et nouer une alliance avec le mouvement islamiste après les législatives en espérant que ce dernier parrainera ou soutiendra leur candidat. Les cartes sont ainsi brouillées avec ce positionnement et même ceux qui y sont les plus hostiles ou les plus méfiants auront du mal à composer avec et à établir d’une façon claire ou stratégique leurs alliances ou leurs plans.
Du leurre en politique
Or cette position peut très bien être une déclaration sans fondement. Au mieux, elle aura servi à redorer l’image des islamistes accusés d’être cause de division et devenus aujourd’hui soucieux de rassemblement. Aux lendemains des législatives, qu’Ennahdha ait une part importante des voix ou pas, rien ne le contraindra à respecter cette position qui n’aura été qu’un leurre. Ennahdha aurait pris entre-temps certains partis en otage, ceux ayant espéré compter sur son soutien ou ceux ayant élaboré leur plan électoral en fonction de cette position. La proposition peut aussi aboutir à des alliances post-législatives ainsi qu’à un candidat consensuel à la présidentielle qui sera ensuite l’otage des partis s’étant mis d’accord sur sa nomination. Le président sera ainsi sans réelles péjoratives, devant répondre de ses actes et décisions à ses parrains islamistes ou autres. Mais avant même tout cela, la position consensuelle à laquelle appelle Ennahdha confisque d’ores et déjà le droit du citoyen dont le choix exprimé dans les urnes n’aura plus grande importance puisque ce sont les partis, ou ceux d’entre eux ayant créé une sorte de lobby, qui pourront choisir le président. Le peuple aura tout simplement été privé de choisir librement son nouveau président, par « amour » du consensus !
Hajer Ajroudi