Cannes 2012 : Quand les films du Sud rêvent du Nord…

Finalement le drapeau tunisien a bien flotté parmi les drapeaux des autres pays du Maghreb, au dessus des pavillons du 65ème festival de Cannes (16 au 27 mai 2012). Un événement qui demeure la plus grande manifestation cinématographique mondiale, quelles que soient les inévitables critiques faites chaque année à ses choix et à ses palmarès …

 

Avant le festival, une petite polémique locale avait proposé, au sein du milieu cinématographique tunisien, de supprimer le stand de la Tunisie, présent au Marché du Film de Cannes depuis 2007, au prétexte qu’aucun film tunisien n’avait été sélectionné cette année : fort heureusement le Ministère de la Culture a eu la sagesse de conserver le stand qui a pu ainsi servir de base de contacts pour la prochaine session des «Journées Cinématographiques de Carthage», et pour présenter les derniers films tunisiens, longs et courts aux sélectionneurs des autres festivals.

 

 

La Tunisie pionnière du panafricanisme cinématographique 

Le stand a surtout joué le rôle de base arrière pour un évènement où la Tunisie a joué un rôle central : la rencontre de mise sur les rails du projet de «Fonds Panafricain du Cinéma» pour le Siège duquel la Tunisie s’est portée volontaire pour l’abriter, pour cela, le ministre de la Culture M. Mehdi Mabrouk s’est déplacé pour moins de 24h à Cannes afin d’expliquer aux ministres africains de la Culture et aux nombreux responsables d’organisations cinématographiques africaines présents, la légitimité de cette candidature. La Tunisie est en effet le pays pionnier du panafricanisme cinématographique notamment avec la création dès 1966 des JCC, premier festival panafricain de l’histoire et en 1970 de la Fédération Panafricaine des cinéastes (FEPACI). Ce geste de bonne volonté de la Tunisie a été décidé pour faire démarrer ce projet dont la mise en place logistique est assurée par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) grâce à l’implication personnelle de son Haut responsable, l’ex-président sénégalais Abdou Diouf dont les cinéastes africains avaient sollicité l’aide pour créer un fonds réellement «Continental» dépassant les limites de la Francophonie. Redonnant enfin vie au vieux rêve de coopération Sud-Sud lancé dans les années 70 par le Tunisien Tahar Cheriaa, fondateur des JCC et de son ami le réalisateur sénégalais Sembene Ousmane, le «Fonds Panafricain» ne deviendra effectif que lorsque l’OIF aura créé la «Fondation» qui y est rattachée, une fondation apte à recevoir des donations pour concrétiser une solidarité «Sud-Sud» entre les pays  africains nantis économiquement et d’autres qui le sont moins, et qui pourra financer non seulement la Production de films de qualité mais surtout l’installation de structures nationales pouvant rendre cette production économiquement viable à partir de prélèvements sur l’ensemble du marché audio visuel et Internet dans chaque pays du Continent.

La proposition tunisienne ayant été acceptée à l’unanimité sous les applaudissements, la balle est à présent dans le camps de l’OIF qui doit mettre sur pied la Fondation de financement et créer un «Conseil d’Orientation» du Fonds composé de personnalités reconnues et indépendantes.

 

“La Pirogue”, le meilleur 

Juste avant la déclaration tunisienne, les participants à la rencontre avaient accueilli le «parrain artistique» du Fonds pour 2012, le cinéaste sénégalais Moussa Touré dont le film  La Pirogue  a été sélectionné par la section officielle «Un Certain Regard». Cet unique film d’Afrique noire présent à Cannes 2012 est incontestablement le meilleur des 4 films du Continent choisis cette année par le Festival. Le film relate l’odyssée tragique  d’un groupe d’immigrés africains clandestins, d’ethnies différentes qui, partis de Dakar à bord d’une grande pirogue à moteur, essaient en vain d’arriver aux Îles Canaries.

S’éloignant des clichés ou du misérabilisme souvent présents dans ce genre de  films,  Moussa Touré (un cinéaste autodidacte comme son ainé Sembene Ousmane, pour lequel il avait travaillé comme électricien, ainsi que sur plusieurs films européens tournés au Sénégal) parvient à faire de son film un vibrant hommage à la dignité de l’homme africain, brinqueballé par la pauvreté et le destin tout en exprimant son attachement  et sa fidélité à ses cultures d’origine.

Une empathie pour ses personnages qui  par contre, manque cruellement au film marocain Les Chevaux de Dieu  de Nabil Ayouch, également sélectionné dans la section «Un Certain Regard». Revenant sur les attentats meurtriers de Casablanca de mai 2003, l’auteur retrace le parcours des kamikazes depuis leur enfance misérable dans le bidonville de Sidi Moumen jusqu’à leur recrutement par des islamistes radicaux et leur conversion au «Djihad» aveugle. Bien que soigné techniquement, le film reste trop à l’extérieur de ses personnages qu’il décrit clichés et stéréotypes compris, comme l’aurait fait n’importe quel réalisateur occidental étranger à cette population et à ses cultures. C’est à se demander si le réalisateur n’a pas,  consciemment ou inconsciemment,  choisi ce sujet «porteur» de toutes les peurs actuelles des Occidentaux pour répondre à leur vision, à leurs attentes et pour être sélectionné par eux …

Un reproche qui s’applique avec moins d’intensité aux deux autres films arabes de Cannes 2012 :  Al Tayeb  (Le repenti) de l’Algérien Merzak Allouache bien que surfant sur le même créneau (le portrait d’un jeune terroriste qui décide de quitter son groupe armé clandestin pour rentrer dans son village mais replonge malgré lui dans la violence) comporte moins de clichés et est plus abouti grâce à sa fin radicale et non prévisible.

Davantage de déceptions par contre à la vision du film égyptien  Après la Bataille  de Yousri Nasrallah, le seul film arabe de la section principale,  la compétition  officielle, l’ancien assistant de Youssef Chahine a lui aussi choisi un sujet «porteur» pour le public et les sélectionneurs occidentaux, à savoir le «printemps arabe» et plus précisément la révolution égyptienne. Cette histoire d’amour impossible entre une jeune femme révolutionnaire et moderniste et l’un des cavaliers envoyés par l’ex-président Moubarak pour bastonner les manifestants de la place Tahrir, pèche par sa lourdeur, son bavardage incessant et le jeu approximatif de ses acteurs et cela malgré une technique sans cesse agitée et virevoltante héritée du maître Chahine : avec ce film visiblement improvisé très rapidement pour être «dans l’air du temps», on est loin de l’ampleur et de la maitrise de Bab El Chams, l’épopée du peuple palestinien que Nasrallah avait adaptée du livre très construit du libanais Elias Khoury en 2004… Voilà ce qui arrive quand les films du Sud, très majoritairement financés par le Nord, comme c’est le cas de tous les films précédemment cités, se mettent à rêver à travers des sujets «ciblés» d’être pleinement adoptés par le Nord…De quoi espérer que le projet de «Fonds Panafricain» sorte de son statut encore théorique actuel, pour devenir, grâce à la détermination de quelques pays africains, capable de libérer certains films du Sud de ce passage économique ..et thématique, obligé par le Nord…

 

Cannes, le festival singulier

Par contre le petit film  Rengaine  tourné sans aucun moyen à Paris par le jeune écrivain et cinéaste “beur” Rachid Djaïdani, né en France de père algérien et de mère soudanaise (et qui sans doute pour cela n’a pas besoin de rêver du «Nord» puisqu’il y réside depuis toujours, même si ce n’est que dans sa «marge» !) frappe par son indépendance et sa drôlerie, sur un sujet difficile : le futur mariage d’un jeune immigré d’Afrique Noire avec une  jeune algérienne dotée de pas moins de 40 frères pour qui cette union pose problème ! Ce jeune écrivain, autodidacte lui aussi, qui avait fait sensation il y a quelques années dans la célèbre émission littéraire de Bernard Pivot «Bouillon de Culture»,  avec son premier roman  Boumkoeur passe avec bonheur au cinéma avec une liberté de ton et une poésie «brute» digne des débuts d’un Jean-Luc Godard dans «A bout de souffle»,  et avec également une inventivité et une saine insolence où l’on ne retrouve justement aucun des quelques stéréotypes  des films précédemment cités.

Offrons-nous à présent le luxe à contrario des articles habituels sur Cannes, de ne parler des films de la compétition officielle, qu’après avoir parlé des films arabes et africains présents à Cannes, comme nous venons de le faire… et cela pour souligner une étonnante évolution. Le festival de Cannes est le seul à réunir avec autant de réussite les trois composantes du cinéma : le «Business» avec le «Marché du Film» (A titre d’exemple le festival de Venise n’en a pas), les «paillettes» avec ses stars sur tapis rouge et ses folles soirées et l’ «Art» avec sa sélection de  films des plus grands réalisateurs du cinéma mondial. L’évolution est la suivante : à l’origine, le Festival ne programmait surtout que des «superproductions» hollywoodiennes ou soviétiques ou des réalisateurs déjà affirmés au détriment des nouveaux venus. A tel point que l’association des Critiques de Cinéma et celle  des Réalisateurs  créèrent deux sections parallèles «la quinzaine des réalisateurs» et «Semaine de la critique» pour justement accueillir ces nouveaux venus, ainsi que les œuvres  jugées «difficiles», expérimentales ou avant- gardistes. Or depuis l’arrivée du critique Gilles Jacob comme Délégué Général du Festival (auquel a succédé aujourd’hui Thierry Fremaux), la compétition officielle a «piqué» aux sections parallèles la primeur des œuvres expérimentales ou avant- gardistes. Cela au point qu’un film thaïlandais proprement surréaliste et impossible à raconter comme «Oncle Bon Mee, celui qui se souvient de ses vies antérieures» de Apichatpong Wheeraketasul a pu décrocher la prestigieuse «Palme d’or» en 2008 ce qui était proprement impensable dans les années 80.

 

Le palmarès

On comprend dès lors pourquoi le Jury 2012 présidé par Nanni Moretti (et où siégeaient entre autres deux figures déjà honorées par les JCC, l’actrice palestinienne Hyam Abbas et le réalisateur haïtien Raoul Peck), peut être effarouché par tant de films  hermétiques  s’est plutôt rabattu pour son palmarès  sur des valeurs sûres et sur des réalisateurs déjà primés dans le passé. Un seul de ces films expérimentaux «Post Tenebras Lux» du mexicain Carlos Reygadas, (un mélange de «visions» et de scènes prosaïques auxquelles les cinéphiles les plus «pointus» avouent n’avoir rien saisi  par rapport aux films précédents du réalisateur!) a été primé cette année, remportant le prix de la mise en scène. L’autre film totalement avant gardiste, «Holly Motors» du Français Leos Carax, jugé sublime par les uns et ridicule par les autres, est sorti bredouille d’un palmarès qui s’est révelé particulièrement prudent.

En effet, à part la 2ème palme d’or totalement justifiée décrochée par l’autrichien Michaël Hanecke pour son poignant  Amour  sur la passion de deux octogénaires qui s’aiment au delà de la maladie et de la mort ( Et cela 3ans à peine après avoir décroché la «Palme d’Or» pour son film précédent le Ruban Blanc) le Palmarès 2012 a plutôt des allures de «redites» : le «Prix du Jury» destiné en principe à révéler un nouvel auteur a été attribué au vétéran Ken Loach (Palme d’or en 2003) pour son 23ème film, la gentille comédie «La part des Anges» sur des chômeurs qui montent une arnaque au faux whisky millésimé. Le Prix du scénario et le double Prix d’interprétation féminine est allé à  Au-delà des Collines  sur un exorcisme qui tourne mal dans un couvent orthodoxe traditionnaliste, réalisé par le Roumain Christian Mungiu, lui aussi Palme d’Or en 2007.

Le « Grand Prix» du Jury (deuxième en importance après la Palme d’or) est revenu à Reality une critique de la  Téléréalité (façon  «Loft Story» ou «Secret Story» ) qui détruit la vie d’un pauvre poissonnier de Naples qui accepte d’y participer. Un film réalisé par le Napolitain Matteo Garrone, déjà lauréat du même grand Prix en 2008 pour  Gomorra  consacré à la fameuse maffia napolitaine la «Camorra». Son nouveau film est tellement moyen que des soupçons de complaisance sont tombés sur son compatriote, le Président du jury Nanni Moretti que les journaux ont accusé d’avoir eu peur de se faire lyncher s’il rentrait en Italie sans avoir décerné aucun Prix à son pays… (à moins que la «Camorra» napolitaine ne lui ait adressé un «contrat» qu’il ne pouvait pas refuser comme dans le film  Le Parrain  … mais comme disaient les humoristes «Les Inconnus» dans un sketch célèbre,  «tout ça ne nous regarde pas …»).

 

… A l’année prochaine

Au lendemain de cette 65ème session de Cannes 2012, et au delà des palmarès  comme celui-ci  qui sont toujours critiquables, l’essentiel reste pour nous  que l’an prochain la plus grande manifestation cinématographique remette de nouveau à l’honneur, comme cette année au niveau international, suffisamment de films de notre aire géographique et culturelle, ces films arabes et africains à faible visibilité dont les JCC font la promotion depuis près d’un demi siècle !

Et surtout, surtout, qu’en Tunisie les lois «modernes» de financement de notre tout nouveau «Centre National  du Cinéma» par de petits prélèvements sur le marché de l’Internet, de la téléphonie et de l’Audiovisuel soient enfin promulguées ! Cela, afin que les jeunes réalisateurs du cinéma tunisien dont les courts métrages ont révélé des talents prometteurs, puissent avoir les moyens de leur financement comme du choix de leurs sujets, afin de redonner à notre cinéma la place qui était la sienne il y a peu d’années  à Cannes, c’est à dire, au firmament du cinéma Mondial…

Par Férid Boughedir

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