Houda Megdiche, fondatrice d’un jardin d’enfants à Sousse et mère de deux enfants, voit son quotidien profondément changé depuis le 7 octobre 2023, date du Déluge d’Al-Aqsa. La cause palestinienne devient pour elle un combat quotidien. Gaza n’est plus une tragédie lointaine, mais une réalité qui appelle à agir : boycotter, sensibiliser, s’engager. Sa fille a même créé un groupe sur les réseaux sociaux pour encourager ses camarades à boycotter les marques complices de l’occupation. À la maison, les discussions tournent autour de l’occupation, de l’idéologie et de la résistance.

Pour Houda, la cause palestinienne est un combat quotidien
Vingt jours avant le départ, Houda découvre un appel à rejoindre la Caravane de la Résilience (Al-Soumoud ) vers Gaza. Sans hésiter, elle s’inscrit avec toute sa famille, son époux, sa fille et son fils encore mineurs, Rayen (17 ans) et Loujain (14 ans). Elle remplit les formulaires, signe les engagements à la municipalité, transmet certificats médicaux et assurances et entre rapidement en contact avec le groupe local à Sousse.
Mais à l’approche du départ, la pression familiale monte. Les deux familles, la sienne et celle de son mari, cherchent à la dissuader. Son beau-père est tombé malade, ce qui pousse son mari à renoncer au voyage pour s’occuper de lui et de leur fille. Sa propre mère est catégorique : « Si tu pars, je ne te pardonnerai jamais ni dans cette vie ni dans l’autre. » Quelques jours avant le départ, elle débarque même chez Houda pour l’empêcher de faire sa valise et la surveille de près.
Mais Houda ne renonce pas. Discrètement, elle continue à coordonner, déterminée à partir. Pour apaiser sa mère, elle lui explique qu’elle allait juste assister au départ depuis Sousse.
Départ en silence, cœur en tempête
Le jour J, elle accompagne la caravane avec sa mère, son époux et ses enfants, mais au moment crucial, elle monte dans le bus avec Rayen. Sa mère, en larmes, la cherche dans la foule, bouleversée et perdue. Houda lui lance un dernier regard, le cœur lourd mais la volonté ferme, et lui dit : « Je pars. »
Autour d’elle, chacun tente de la calmer, assurant que sa fille reviendrait dans quelques jours, même si ces minutes semblaient une éternité pour Houda.
À peine la caravane partie, sa mère a été transportée d’urgence à l’hôpital, victime d’une crise d’hypertension artérielle. Houda reste en contact avec son mari, son principal soutien, lui-même victime de pressions familiales pour ne pas « contrôler sa femme » et laisser leur fils prendre des risques. Plusieurs proches continuent de convaincre Houda de faire demi-tour. Une situation vécue également par plusieurs autres participants à bord du même bus, dont certains ont préféré rebrousser chemin alors que d’autres, pour éviter la pression, ont préféré partir sans prévenir.
Pendant les premières heures, elle était totalement déconcentrée, espérant seulement pouvoir joindre sa mère au téléphone. Grâce à l’intervention des membres de sa famille, sa mère a finalement laissé un message disant qu’elle était fière d’elle et lui demandant de veiller sur son petit-fils, un message qui l’a profondément rassurée. À cet instant précis, commence pour Houda une aventure inoubliable, une traversée de frontières géographiques, émotionnelles, spirituelles au nom de l’humanité.
À Joud Daïm, à une cinquantaine de kilomètres à l’Ouest de Tripoli, la caravane a été accueillie avec chaleur : fêtes, chants, et même abattage de chameaux en son honneur. L’hospitalité était telle que rien ne manquait aux participants, et les dons affluaient en signe de soutien.
C’est lors de cette halte que Houda a intégré le comité d’organisation et a été désignée responsable d’un des 14 bus de la caravane (venus d’Algérie avec chauffeurs), chacun comprenant une trentaine de participants et deux chauffeurs, dans un convoi de plus de 350 véhicules. Elle gérait la coordination du groupe, les repas, la transmission des consignes via les groupes de messagerie, mais aussi les situations humaines et les besoins des profils très divers. Elle se comportait comme une grande sœur, voire une mère, attentive à chacun.
Bref, à l’Ouest de la Libye, à Joud Daïm, Zaouïa, Tripoli et Misrata, etc., les participants ont reçu un accueil exceptionnel. Ils ont même bénéficié de cartes SIM libyennes offrant appels et internet illimités, leur permettant de rester connectés en permanence. Les provisions emportées de Tunisie, comme la harissa et le thon, sont restées inutilisées grâce à la générosité locale. Tout était pris en charge gratuitement : repas, logistique et même le plein de carburant, parfois complété avec des bidons.
Cette générosité a alimenté l’espoir d’atteindre facilement la frontière égyptienne. Personne ne s’attendait à devoir rebrousser chemin depuis la Libye.
À chaque étape, l’espoir grandissait : de nouveaux bus et voitures rejoignaient la caravane. Pourtant, à Misrata, certains habitants leur faisaient part du risque de refus de passage, malgré les assurances officielles des autorités locales et un communiqué du gouvernement Haftar qui semblait confirmer la possibilité de franchir la frontière.
L’inquiétude montait, d’autant plus que les participants n’avaient pas de visa égyptien en main, malgré les démarches lancées avant le départ auprès des ambassades libyenne et égyptienne, dans l’espoir d’obtenir une réponse avant l’arrivée à la frontière.

Les participants à la caravane Al-Soumoud ont vu leur aventure prendre fin aux portes de Benghazi
De la convivialité à l’hostilité : après le beau temps, la tempête
L’arrivée dans la partie Est de la Libye s’était accompagnée de changements notables par rapport à l’Ouest du pays. Alors que la sécurité à l’Ouest se montrait accueillante et rassurante, à l’Est, les forces de l’ordre, souvent cagoulées, imposaient une ambiance lourde et méfiante. Ils les ont prévenus que s’ils avançaient, l’internet serait coupé, chose qui les a poussés à informer leurs familles de cette coupure. Malgré ces contraintes, ils ne perdaient pas espoir. Le trajet s’était révélé bien plus difficile que prévu, avec une route rugueuse et des obstacles inattendus. Même si une entente semblait exister entre l’Est et l’Ouest sur le soutien à la Palestine, la réalité sécuritaire avait surpris et déstabilisé les participants.
Aux portes de Syrte, après avoir traversé sans contrôle les territoires de l’Ouest, ils avaient dû se plier à un protocole strict de vérification : à chaque arrêt, les forces de sécurité montaient à bord des bus et exigeaient les passeports. Une organisation rigoureuse avait été mise en place par les responsables de la caravane pour coordonner les bus et les passagers, en évitant tout conflit ou discussion susceptible de créer des tensions. Chaque passeport avait été photographié, comme si les autorités voulaient garder une trace précise de tous les participants.
Les questions posées par les forces de sécurité ressemblaient à un véritable interrogatoire des services de renseignement, inspectant minutieusement le comment et le pourquoi de chaque déplacement, chaque arrivée, cherchant à percer les intentions derrière la présence de chacun.
On leur avait finalement annoncé que le passage ne serait pas autorisé cette nuit-là, ce qui avait généré beaucoup d’inquiétude. La caravane, qui s’étendait sur plus de deux kilomètres, avait dû observer un silence strict, interdite de toute communication, tandis que les participants montaient leurs tentes pour la nuit.
Sans internet, la communication entre les bus et les participants s’est appuyée exclusivement sur l’utilisation des talkies-walkies pour assurer coordination et sécurité.
La deuxième nuit fut blanche : les passeports ont été collectés et enregistrés de nouveau par les organisateurs, avant d’être transmis aux autorités.
Dès le deuxième jour, la pression s’est intensifiée : la faim commençait à se faire sentir. La harissa et le thon apportés de Tunisie, qu’ils pensaient abandonner à un certain moment, ne pouvaient plus être consommés en raison de l’absence de pain. La caravane réunissait des participants de tous âges, du bébé de 4 mois privé de lait jusqu’à des personnes âgées de 80 ans. Parmi eux se trouvaient un aveugle et un homme en fauteuil roulant. Toutes les couches sociales étaient représentées, des plus modestes aux plus aisés.
Cependant, les négociations se compliquaient, rendant la situation critique, notamment à cause du manque cruel de nourriture pour les plus vulnérables. Bien que l’Ouest ait envoyé du pain, des boissons et même des cabines de toilettes, ces aides ont été bloquées par les forces de Haftar, aggravant encore plus les difficultés.
Les femmes et les enfants se retrouvaient même dans l’impossibilité de satisfaire leurs besoins physiologiques, faute de cabines de toilettes, tandis que certains sécuritaires les intimidaient.
La chaleur atteignait cinquante degrés. Ils espéraient se rafraîchir à la plage, mais au bout d’une heure, ils apprirent que quiconque tenterait de nager risquait de se faire tirer dessus.
Les hommes de sécurité affiliés à Haftar, bien qu’en tenue civils, ont eu des comportements de harcèlement verbal envers certaines participantes. Cependant, contrairement aux rumeurs, aucune agression physique n’a été enregistrée.
Toujours torturés par la faim, les participants repensaient aux sacs de semoule que les habitants de Ben Guerdane leur avaient lancés depuis le bord de la route. Sur le moment, certains avaient plaisanté en disant qu’ils ne partaient pas en guerre et qu’ils n’en auraient jamais besoin. Mais au final, c’est avec cette semoule que, dans le sable et avec les moyens du bord, ils ont préparé du pain.

Retour en Tunisie depuis l’aéroport international de Tripoli
Le rêve brisé
Entre-temps les négociations avec le gouvernement Haftar se poursuivaient pour le troisième jour consécutif. Initialement, lors d’une réunion en présence de Wael Naouar, porte-parole de la caravane, les autorités semblaient d’accord pour laisser passer la caravane par la frontière de Benghazi, à condition d’obtenir l’accord des autorités égyptiennes. Si cette approbation n’était pas obtenue, les participants devraient rebrousser chemin.
Toutefois, vers la fin de la réunion, la tension est montée et il ne restait que quelques heures avant un éventuel tir d’ultimatum. Wael Naouar est arrivé au petit matin, le visage épuisé, faisant comprendre que les négociations n’ont pas abouti.
On leur a laissé un délai de quelques heures pour quitter les lieux. Des drones survolaient la zone, et les responsables de la caravane étaient surveillés de près. La pression était immense.
Rebrousser chemin pour en tracer d’autres
Quelque temps plus tard, Marouen, un membre algérien de la caravane, tente de contenir la colère grandissante. L’annonce est tombée comme un couperet : la caravane devait faire demi-tour.
La tension a explosé. Certains ont crié : « Qu’ils tirent sur nous, on ne bougera pas ! » La veille au soir, dix Tunisiens et deux Algériens avaient été arrêtés. La libération de ces détenus est alors devenue une condition avant tout retrait.
Le départ s’est fait dans une immense douleur, les larmes aux yeux et le cœur lourd. Un climat de provocation s’était installé : un homme aurait même crié «Vive Israël» avant de piétiner volontairement le drapeau tunisien, un geste perçu comme une insulte. Finalement, la caravane a rebroussé chemin sur 50 kilomètres. Ils ont passé deux nuits sur place, le temps que tous les détenus soient relâchés.
En quittant Tunis, leur priorité était de franchir les frontières égyptiennes, mais très vite, leur unique préoccupation est devenue de rentrer tous sains et saufs, y compris les personnes arrêtées.
Entre-temps, Houda a appris que l’état de santé de sa mère s’était gravement détérioré : elle était hospitalisée de nouveau. On lui a annoncé que sa mère risquait de mourir, ce qui a failli la faire céder, acceptant de prendre l’avion. Elle a été transportée à l’aéroport de Tripoli en ambulance, accompagnée de son fils en larmes, qui refusait l’idée d’abandonner la caravane. Quelques heures plus tard, elle a pu rejoindre sa mère dont l’état s’est stabilisé. Après s’être assurée de son rétablissement, elle a rejoint, en pleine nuit, les membres de la caravane arrivés en Tunisie.

La famille de Houda Megdiche aux côtés de Wael Naouar, porte-parole de la Caravane Al-Soumou
Le retour, comme promesse
Quelques jours plus tard, Houda a pris le temps de réfléchir à tout ce que ce voyage lui avait appris. Son fils et elle, tous deux issus d’un parcours en arts visuels et sonores, avaient vécu cette aventure comme une immersion humaine, artistique et politique. Depuis l’âge de douze ans, Rayen est passionné de cinéma, participant à toutes sortes d’ateliers et de rencontres. Durant toute la traversée, il n’a cessé de documenter leur quotidien, concentré sur son projet de film autour de cette caravane.
À travers son objectif, il a capté la beauté du lien humain et les instants de solidarité. Ces liens, tissés dans la douleur et l’engagement, ont transformé les rapports et des relations humaines sincères sont nées.
De retour en Tunisie, Houda n’a eu qu’un seul regret : ne pas avoir emmené sa fille et son époux avec elle. Elle s’en veut de ne pas avoir fait cette aventure en famille. Mais elle est déterminée à participer aux prochaines caravanes.
En effet, au lendemain de leur retour, les participants à la Caravane ne parlent pas de fin, mais bien d’un nouveau départ. Ils confirment que Al-Soumoud 2, voire un Al-Soumoud 3, était déjà en gestation, avec la volonté de prolonger et renforcer l’élan humanitaire et politique animé par cette expérience. De son côté, Wael Naouar, porte-parole du convoi, insiste sur la nécessité de tirer les leçons du passé, de consolider la coordination internationale et de tracer de nouvelles routes avec le soutien d’acteurs civils et institutionnels. L’objectif étant de faire vivre la cause palestinienne à travers des actions concrètes, citoyennes et résolument solidaires.