Carnets d’un électeur (2): L’islam politique entre les sirènes de la révolution islamique et les contraintes de la démocratie

Les prochaines élections présidentielle et législatives vont connaître une forte présence des candidats de l’islam politique. Pour la Présidentielle, le mouvement islamiste sera représenté par pas moins de trois candidats : maître Abdelfattah Mourou, le candidat officiel d’Ennahdha, Hamadi Jebali, l’un des fondateurs du mouvement et le premier Chef de gouvernement après les élections de 2011, et Hatem Boulabiar qui vient de démissionner du Majlis ach-Choura.
Les élections législatives vont également connaître une forte participation de l’islam politique avec le mouvement Ennahdha qui sera présent dans toutes les circonscriptions sur le territoire national comme à l’étranger. Par ailleurs, d’autres listes indépendantes présentes au cours de ces élections, sont proches de l’islam politique.
De nombreux observateurs sont d’avis que l’islam politique connaît une période de renforcement de sa présence après des décennies d’interdiction sous la dictature. En effet, le mouvement Ennahdha, de loin la plus importante composante de l’islam politique, est devenu un acteur majeur de l’espace politique de notre pays depuis la Révolution. Ainsi, va-t-il gagner les élections de 2011 et former le gouvernement de la Troïka avec ses alliés d’Ettakatol et du CPR. Même si ces résultats électoraux sont en retrait lors des élections de 2014 après la victoire de Nidaa Tounes dans les élections présidentielle et législatives, il a pu conserver la seconde place dans le parlement pour devenir la principale force suite aux défections et aux dissensions que le parti Nidaa Tounes a connues lors de cette législature. Par ailleurs, aujourd’hui, tous les sondages d’opinion indiquent que le mouvement Ennahdha enregistrera d’importants résultats lors des prochaines élections présidentielle et législatives.
Mais, ce qui caractérise le mouvement Ennahdha par rapport aux autres familles politiques, particulièrement les forces de gauche et les familles moderniste et centriste, en plus de ses résultats électoraux, c’est sa capacité à sauvegarder son unité et l’absence de divisions qui sont le lot quotidien de toutes les autres forces politiques.
Mais, en dépit de ses réussites électorales et de sa capacité à garder son unité, le mouvement de l’islam politique traverse aujourd’hui une importante crise d’identité et un moment de grande interrogation et d’inquiétude quant à l’avenir de son projet idéologique et politique. Cette crise d’identité n’est pas propre au mouvement Ennahdha, mais à un grand nombre de mouvements de l’islam politique qui vivent une schizophrénie entre la dimension religieuse et cette volonté de retour à l’âge d’or du califat islamique et le nouveau projet politique qui suppose l’inscription dans le système politique et dans le régime démocratique.
Les indices de cette crise d’identité sont apparus depuis quelques années et ont montré qu’en dépit du maintien de son unité, le mouvement Ennahdha traverse une grande période de questionnements et d’interrogations quant à l’avenir de ses orientations politiques et idéologiques. Le premier indice concerne le recul dans les résultats électoraux d’Ennahdha depuis les premières élections libres de 2011 en passant par celles de 2014. Cette crise et cette nouvelle quête de soi ne se sont pas limitées aux reculs des résultats électoraux mais ont été à l’origine de l’apparition de plusieurs conflits ouverts avant le dixième congrès du mouvement qui s’est déroulé en juin 2016. Cers divergences se sont poursuivies après le congrès et ont connu un nouvel épisode suite au processus de désignation des candidats aux différentes élections de 2019.
Le mouvement Ennahdha a connu au cours des derniers mois des révoltes de responsables importants contre la direction historique du mouvement. Les critiques ont porté sur deux questions essentielles : la démocratie interne au sein du mouvement et la ligne politique du consensus suivie par la direction historique avec le courant moderniste et le défunt président Béji Caid Essebsi. Mais, ces divergences et ces critiques cachent des oppositions plus importantes et plus marquées.
En dépit de sa capacité à garder son unité et à éviter les dissensions et les divisions que connaissent d’autres familles politiques, notamment la gauche et le courant moderniste et centriste, l’ensemble des partis de l’islam politique traverse une importante crise d’identité dont les résultats seront déterminants dans leur avenir. Cette crise concerne la capacité de ces mouvements à rompre avec l’héritage révolutionnaire qui a fait de l’objectif de la construction du califat et de l’application de la Charia, le centre de son programme politique et à s’inscrire dans le jeu politique démocratique en devenant une force conservatrice.
Pour comprendre les origines de cette crise, il faut revenir à leur histoire, non seulement dans notre pays mais dans l’ensemble des pays arabes.
Le mouvement de la Nahda arabe constitue le point de départ de l’islam politique dans le monde arabe. Ce mouvement s’était fixé comme objectif de faire sortir le monde arabe de la marginalisation dans laquelle il s’est retrouvé depuis la chute de l’Andalousie en 1492. L’expédition de Bonaparte en Egypte entre 1798 et 1801 a joué un rôle important dans la prise de conscience des élites arabes de la sortie du monde arabe de l’histoire après des siècles d’autoritarisme et de sous-développement. Cette expédition a été à l’origine d’un choc sans précédent lorsque les élites arabes ont réalisé le gap civilisationnel avec une Europe qui est entrée dans l’ère des Lumières et de la modernité et qui est devenue le centre de la civilisation globale.
Ce choc sera à l’origine de l’apparition d’un mouvement culturel et politique qui cherchera à comprendre les raisons de ce retard et de la marginalisation du monde et à proposer les voies de sortie de cette crise et de la marginalisation. Plusieurs intellectuels contribueront à cette dynamique intellectuelle et politique de l’ère de la Nahda, parmi lesquels on peut citer Rafa Tahtaoui, Jamel Eddine Afghani, Mohamed Abda, Ali Abderrazak et Kheireddine Ibn Abi Dhiaf en Tunisie.
En dépit des tentatives de ces intellectuels de renouveler l’expérience politique arabe, la situation politique et économique a poursuivi sa détérioration et sa descente aux enfers, ce qui s’est traduit par l’arrivée de la colonisation et l’entrée du monde arabe sous la domination des puissances coloniales.
L’analyse des mouvements et des courants islamistes apparus au cours de cette période de la Nahda se divisent en deux grandes tendances. D’un côté, on peut souligner le courant libéral et moderniste qui défendra la thèse d’une rupture avec le système islamique traditionnel et la nécessité de s’inscrire dans le projet des Lumières et dans l’universel des Droits de l’Homme et de la démocratie de la révolution française.
De l’autre côté, cette période va connaître l’apparition d’un second courant qui va considérer que le retard et la crise des sociétés arabes sont le résultat de son éloignement des principes de l’Etat islamique et appellent à la nécessité de revenir à l’âge d’or du Califat islamique comme fondement de la nouvelle expérience politique des sociétés arabes. Ce retour aux sources passe par l’application de la Charia qui permet de renouer avec la pureté de l’expérience originelle des sociétés arabes et islamiques.
Ce courant constituera la base des mouvements de l’Islam politique dont le mouvement des Frères musulmans fondé par Hassan Al-Banna en Egypte en 1928. La présence de ce mouvement ne se limitera pas à l’Egypte, mais se prolongera dans d’autres pays arabes, notamment en Palestine, au Koweït et en Jordanie. L’ensemble de ces mouvements vont adopter le projet politique du retour à l’âge d’or du Califat islamique à travers l’application de la Charia comme le fondement d’une nouvelle expérience politique dans les pays arabes.
Parallèlement à ces choix politiques, le mouvement des Frères musulmans se distinguera également par ses choix en matière d’action politique, en mettant cette dernière sur deux moyens d’action : l’action publique et ouverte d’un côté et les méthodes secrètes et paramilitaires de l’autre. Si l’action paramilitaire n’avait pour objectif que la défense des dirigeants des mouvements, elle deviendrait progressivement un axe important de l’action politique. Cette action se développera et fera de la violence et de l’action armée un moyen important dans l’action politique des mouvements de l’islam politique et particulièrement des courants djihadistes comme Al Qaïda et l’Etat islamique.
Si les mouvements de l’islam politique ont connu un développement rapide dans les pays arabes, sa présence et son influence en Tunisie resteront limitées à l’islam traditionnel. Cette faible influence s’explique par l’hégémonie du courant réformiste et moderniste depuis la seconde moitié du 19e siècle dans le paysage politique qui a fait la rupture avec les sociétés traditionnelles et l’entrée dans l’ère de la modernité des principaux axes de l’action politique dans notre pays.
Mais, la crise de ce projet ouvrira la porte au développement des courants de l’islam politique qui remonte à la fin des années 1960 avec la rencontre de ses pères fondateurs, notamment Rached Ghannouchi, Abdelfattah Mourou et Hmida Ennaifer. L’aventure du mouvement islamiste commencera en 1972 avec la formation de la Jamaa Islamiya  et l’apparition de nouveaux dirigeants dont Habib Mokni, Salah Karkar et Moncef Ben Salem.
L’action de ce groupe est restée limitée aux aspects religieux à travers les cercles de discussions organisées dans les mosquées. Ce mouvement a obtenu au début des années 1970 l’autorisation pour éditer un journal, « Al Maarifa », qui sera longtemps imprimé sur les presses du parti unique. Le pouvoir politique avait accepté la présence des mouvements islamistes, particulièrement dans les universités, dans la mesure où ils s’opposaient aux mouvements de gauche hégémonique à l’époque dans l’université.
A la fin des années 1970, le mouvement islamiste va entrer dans l’action politique et déposera le 6 juin 1981 une autorisation pour créer un parti politique, le Mouvement de la tendance islamique. Cette décision sera le point de départ de décennies de lutte, de répression et d’épreuve pour les militants de ce mouvement et qui ne se termineront qu’avec la Révolution, leur sortie de prison et le retour de nombre d’entre eux de l’étranger pour se lancer dans l’action politique légale.
Mais, cette période sera également celle d’importants débats au sein de l’islam politique entre différents courants sur deux aspects essentiels : la ligne politique et idéologique de ces courants et les moyens de l’action politique. Au niveau des orientations et des fondements doctrinaires et politiques, le débat concernait le projet originel adopté sous l’influence des frères musulmans qui appelle au retour à l’Etat islamique et à l’application de la Charia. Or, l’expérience politique de ces mouvements a montré le caractère éloigné de ce projet des préoccupations de larges factions de la population et son caractère irréaliste. Cette critique du projet originel implique la rupture avec les sirènes de la révolution islamique, les rêves de Califat et la nécessité de construire une nouvelle pensée politique qui prend ses racines dans le projet conservateur porté par les élites rationnelles.
Le mouvement Ennahdha a senti l’importance de cette transition et a commencé une ère de remises en cause et de critiques du projet originel. Ces réflexions ont été à l’origine de sa participation à la grève de la faim et au mouvement du 18 octobre dirigé par le mouvement démocratique. Ce mouvement a été à l’origine d’importants débats avec le mouvement islamiste sur un grand nombre de questions, notamment le Code du statut personnel, la question de la femme et d’autres questions en rapport avec l’Etat civil. Mais, cette sortie du projet révolutionnaire originel reste marquée encore par les doutes et les retours en arrière et manque de détermination auprès de larges secteurs du mouvement islamiste.
La seconde question importante concerne les rapports entre l’islam politique, la violence révolutionnaire et les organisations secrètes. Cette question soulève encore d’importantes inquiétudes auprès du large public. Elle demande également une plus grande clarification et une rupture radicale de ces mouvements avec les pratiques secrètes pour s’inscrire définitivement dans le jeu démocratique.
S’ils ont réussi à garder leur solidité et leur unité en comparaison avec les autres forces politiques qui traversent des périodes de grande division, les mouvements islamistes connaissent une grande période de questionnement et de crise quant au renouvellement de leur projet politique et la rupture avec le projet originel de la construction du Califat islamique et avec les méthodes de travail secrètes pour s’inscrire définitivement dans le jeu démocratique.n       

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