Carpe diem (cueille le jour)

Simone Veil définit la grâce par « le triomphe de l’homme ou des éléments contre la pesanteur. » Khfifit rouh, mosrara, ou encore za3bana, disons-nous pour signifier « l’insoutenable légèreté de l’être », écrivait Gabriel Garcia Marquez dans « Cent ans de solitude », sa truculente chronique latino-américaine. Allons, maintenant, au centre-ville de la capitale tunisienne. A l’ainsi nommée « Galerie 7 », au flanc du parc Lafayette, une jeune fille pénètre chez le vendeur et réparateur d’ordinateurs. Dès son apparition, son charme inouï écrit dans l’esprit des présents : Dieu du Ciel, que ses prunelles, ses mains et ses jambes sont belles ! Son machin à la main, elle demande à l’électronicien :
-« Est-ce que vous réparez les iPad ? »
-«  Oui »
Le jeune homme ausculte vite et dit : « J’en avais d’autres à réparer avant le vôtre, mais revenez dans un quart d’heure, il sera prêt ».
-«  Je préfère attendre ici, je suis fatiguée de marcher ».
Sur le champ, sans tambour ni trompette, l’échange des regards, entrepris entre elle et lui, canalise le flux, impétueux, d’une réciproque sympathie. L’ambiance de la boutique devient soudain, féérique. Avec sa blonde chevelure, lâchée en chute libre sur les épaules, A. H. est mince, belle, douce, adorable et désirable. Même en guise de simple témoin, mis hélas, hors jeu, j’aurais tant souhaité que ce moment passé à ses côtés ne finisse jamais. Charmeuse, elle me paraît un tantinet allumeuse.
Installée, à son aise, au creux de la chaise, elle dévisage le jeune homme avec une franchise naturelle qui l’étonne :
« Comment t’appelles-tu ? »
D’emblée, tout est permis à la beauté. Le futé répond sans trembler : « Pirate ».
« Quoi ? Tu braques les navires en mer ?  »
« Non, je suis le pirate des cœurs. »
J’ai peine à suivre l’extraordinaire manège, tant la haute voltige m’inculque le vertige.
« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable » écrivait Boileau. La grisaille de la vie disparaît à l’instant même où il ne s’agit plus de réparer l’objet inanimé. Elle reprend la conversation et dit :
-« Que c’est lugubre ici, tu ne peux pas mettre une chanson ? »
-« Elle commence à m’embêter ».
-« Walla yakrahni ».
Il actionne l’engin d’où émane l’arme d’une chanson de charme et les trois clients présents ne sont pas dupes du marivaudage déployé sous les reproches un peu sauvages. Ce n’était là qu’un maquillage destiné à cacher le coup de foudre.
Carpe diem, prescrivait Horace, l’admirateur d’Epicure. Bien plus tard, Voltaire formulera l’expression inaugurée par Platon et nimbée d’épicurisme « cultivons notre jardin ».
Aux abords de ses quatre-vingts ans, le patriarche de Ferney, penseur du phalanstère, écrit : « Cesser d’aimer et d’être aimable est une mort insupportable, cesser de vivre, ce n’est rien ».
La vieillesse inspire le fin mot de la sagesse. Maintenant, Faucauld évoquera « le souci de soi ». Même Sénèque, le maître à penser des stoïciens, recommandait le bonheur sur terre, sans trop attendre le paradis, sort promis après la mort. Kant, aussi, associait la sérénité, cette paix de l’esprit, condition du bonheur, au respect de l’éthique.
Pourtant, le droit n’a rien de bien charmant. Il émarge plutôt à la chapelle, peu gaie, de la rigidité. En cette fin janvier, où la superbe fleur séduit le bienheureux réparateur, convié à cueillir le jour, des bribes de philosophie allant de Socrate, l’idole de Platon, à Nietzsche, l’initiateur de l’existentialisme, voltigeaient autour d’une idée, celle du bien-vivre dans la cité, principe de la démocratie athénienne au siècle de Périclès. Au moment où A. H. partait, je saisis mon courage, à bras-le-corps et j’ose lui demander quel était le secret de ses yeux fabuleux et auquels nul être normalement constitué, ne saurait du tout résister. Elle rit à gorge déployée devant celui qui n’a plus vingt ans depuis longtemps et me dit :
-« Héréditaire, ma sœur et moi, avons hérité cela de notre mère »
Ah, si Baudelaire m’était conté : « Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants /De purs miroirs qui font toute chose plus belle / Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ».
Sacrée « galerie 7 » où grouille ce monde à part, égayé par maints regards ! De même, les jeunes promeneurs sur l’avenue Bourguiba, vont et viennent, là, dans l’espoir de cueillir le bonheur d’un soir avant l’inéluctable et regrettable au revoir. Carpe diem.
Les cœurs des villes ne sont pas faits rien que pour habiter. Là où les personnes se rassemblent, bien des surprises attendent les amateurs de rouges cerises : celles-ci ressemblent à des cœurs épris. Dieu, l’amoureux de la beauté, sait ce qu’il fait. A chaque instant privilégié, le miracle peut foudroyer. Car inattendu, le sentiment amoureux ne se prouve pas, il s’éprouve.
Irréductible, sauf à lui-même, il n’est à déduire ni du désir freudien, ni de l’ethos platonicien, mais il se donne d’emblée, à percevoir tel qu’il se vit et se dit au moment où il sévit. Sur la plage, quand vient la fin de l’été, ou sous l’orage, gare au regard de Sonia, Assia, Nadia. Au cas où vous les aimeriez, tour à tour, toutes, elles vous le rendent bien : « A3chiri laoual walah, walah, ma ninsah… »
« Et si ce lendemain ne doit pas être aimable / Sachons que tout bonheur repose sur le sable / qu’en amour il n’est pas de malhonnêtes gens / Et, surtout soyons-nous l’un à l’autre, indulgents ». Par ces vers, superbes, Verlaine ajoute son génie à la chanson tunisienne. Certes, aujourd’hui, au pays de la transition démocratique, la crise économique et la gabegie politique saturent le monde social et accaparent l’espace médiatique.
Pourtant, même au creux de la vague, rien ne pourra jamais radier les moments nombreux et prodigieux où les yeux parlent entre eux. Aux pires instants de l’humaine condition, le bonheur convole, en justes noces, avec le malheur. Eros et Thanatos, visitent le champ psychique dans le même carrosse.   

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