Carte blanche pour Bob Wilson au Louvre: le paysagiste des émotions *

Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

L’automne des arts s’achève. Marseille 2013 bientôt va baisser le rideau, il faudra en dresser le bilan. À Paris, les expositions continuent à rivaliser de taille: Philippe Parreno au Palais de Tokyo, son complice Pierre Huyghe, au Centre Pompidou, Kanak, l’art est une parole au Quai Branly… Un milliardaire expose sa riche collection sous bonne garde, à Triple tours, à la Conciergerie, un ancien lieu de détention.

Mais, ce sont plusieurs manifestations de, et autour de Robert Wilson qui occupent l’agenda du moment.

Au Théâtre de la ville, il vient d’assurer deux scénographies coup sur coup ; The Old Woman d’après des textes du poète et satiriste russe Daniil Kharms, mort en 1942 en détention psychiatrique et, avec la troupe du Berliner Ensemble, un Peter Pan qui retourne au texte de J.M. Barrie pour distiller les tourments d’un orphelin maussade s’évadant vers un royaume de fantaisie.

Il n’y aura qu’à contourner la fontaine du Palmier et ses vieux sphinx pour se porter au Théâtre du Châtelet, de l’autre côté de la place.  R. Wilson s’apprête à y donner dans une nouvelle version Einstein on the Beach, un opéra coécrit avec Philip Glass en 1976 ; lumière et décors, comme à l’habitude dans ses productions, seront assurément considérés comme des personnages à part entière.

Les mises en scènes lyriques ou dramatiques de R. Wilson ne se comptent plus. Ni les hommages rendus à sa manière de culbuter les narrations rigides et réalistes.

Louis Aragon, en 1971, après avoir assisté au Regard du sourd, prenait la plume pour une Lettre ouverte à  Breton (mort depuis 5 ans) : C’est le rêve de ce que nous fûmes, c’est l’avenir que nous prédisions… 

Jamais aucun spectacle n’est arrivé à la cheville de celui-ci, parce qu’il est à la fois la vie éveillée et la vie aux yeux clos, la confusion qui se fait entre le monde de tous les jours et le monde de chaque nuit,… une guérison de l’art figé, de l’art appris, de l’art dicté. 

Roger Planchon, de son côté, proclamait : il prouve que l’on peut faire une écriture scénique totalement indépendante du texte… qu’on peut faire des images qui ne soient pas ridicules par rapport à la peinture… pendant longtemps chacun pensait qu’une image au théâtre serait toujours plus faible, plus ridicule qu’au cinéma ou dans une peinture, Robert Wilson prouve le contraire.

C’est tout justement le Wilson plasticien, paysagiste des émotions, artisan d’images, que le Louvre a convié dans ses murs en qualité de grand invité.  

Avant lui, Robert Badinter, Toni Morrison, Anselm Kiefer, Patrice Chéreau ou Pierre Boulez s’étaient prêtés à l’exercice délicat de la carte blanche dans les salles du musée.

Grand invité 2011, Jean Marie G. Le Clézio avait pris le pari d’ouvrir un complément d’information sur l’humanité : à partir de voix, images et sons provenant du monde entier et surtout des lieux où lui-même avait fait des rencontres, il demandait au Louvre de devenir pendant quelques jours un espace des différences. Le résultat ne fut pas unanime.

Umberto Eco, en érudit rusé, s’était tiré d’affaire en choisissant un thème esthétique et bien pratique : la liste (et ses vertiges). Une liste énumère des choses premières ou futiles, pertinentes ou saugrenues, homogènes ou disparates, elle peut même être vide… sans jamais cesser d’être liste, et sans jamais risquer le hors-sujet. 

Robert Wilson sera le dernier à porter le titre. Le Louvre abandonne la politique des grands invités pour, nous, dit-on, davantage mettre en valeur ses collections et satisfaire à l’obligation de résultat du Louvre Abou Dhabi.

R. Wilson, dont on sait qu’il est venu à la scène par des études d’architecte-décorateur, a retenu le titre de Living Rooms pour une intervention en deux temps : dans la salle de la Maquette et dans le salon Denon, il présente une série de portraits vidéo réalisés en novembre 2013 à Londres ; dans la salle de la Chapelle de l’aile Sully, il a transposé Watermill, un ancien laboratoire de la Western Union, à deux heures de New York, le lieu où, désormais, il réside, travaille et conserve ses archives.

Commençons le parcours, entre les œuvres déjà accrochées et les touristes à la recherche de la Joconde, par les Vidéo portraits. Ils sont également visibles (et vendus) à la Galerie Thaddaeus Ropac.

Dans cette série, Wilson dialogue avec les tableaux de grands maîtres,  Ingres, Solario, David… Il emploie l’art de la mise en scène pour produire des reconstitutions et des variations de pièces célèbres. 

Quand on fixe un tableau longuement n’a-t’on pas parfois l’impression de voir quelque chose bouger ? R. Wilson joue de cet effet avec des vidéos en boucle de scènes qui semblent statiques mais dans lesquelles discrètement un détail s’anime: un œil cligne, un oiseau passe dans le ciel, des boucles d’oreille oscillent, le modèle vacille légèrement….. Lentes  métamorphoses.

C’est Mademoiselle Stefani Germanotta, plus connue sous le nom de scène de Lady Gaga, qui a pris la pose pour R. Wilson. Ce n’est certes pas la première fois que Bob Wilson recompose ainsi des images célèbres avec l’aide de personnalités : Isabelle Huppert, Jeanne Moreau, Willem Dafoe s’étaient prêtés au jeu. 

Il a retenu cette fois Lady Gaga, chanteuse-performeuse et amie qui a construit sa  célébrité sur les changements d’apparence, les maquillages et les travestissements.

On la retrouve ainsi en jeune fille de seize ans, Mademoiselle Caroline Rivière d’après Jean-Auguste-Dominique Ingres (1793-1807). 

Sur 14 écrans, elle est la tête coupée, sanglante, présentée dans un plateau de cristal du Saint Jean-Baptiste peint par Solario en 1507. 

Elle reprend la pose pour figurer le député Paul poignardé dans sa baignoire sous la Révolution française. Elle lit, mais le son est inaudible, des passages de Marat/Sade de Peter Weiss. 

On retrouve la Lady Gaga dans la seconde section Living rooms. 

Living Rooms entrouvre la porte sur l’intimité à la fois artistique et domestique de R. Wilson. Il résume : Je voulais présenter quelque chose de personnel ; j’ai montré ma chambre. De fait, elle assemble les souvenirs de l’occupant et les objets qui alimentent son inspiration.

Dans la vaste la salle de la Chapelle, toutes sortes de choses sont accrochées jusqu’au plafond. Au centre, se trouve un lit considérable et attrayant. Au chevet, de fines statuettes eskimos sont alignées. Face au lit, un nouvel écran montre une femme nue, Gaga, suspendue ligotée tête en  bas. La performance dure  45 minutes.

Pour le reste, l’inventaire est hétéroclite ; des centaines de pièces, un bric-à-brac fantasque qui ignore les époques et les styles, additionne la nostalgie, le coup de cœur, les reliques, l’ordinaire, la pièce répertoriée et cotée, les figures tutélaires.

R. Wilson a acheté  75 cents, son premier tableau à l’âge de 12 ans. Depuis, il accumule. 

Une paire de chaussons de danse ayant appartenu à Noureev, un chausson solitaire de Balanchine, un gant d’enfant trouvé sur la 7e avenue à New York, une paire d’escarpins de Marlène Dietrich, un lapin blanc, une photo d’Albert Einstein, ingénu, en manches courtes et bretelles, plusieurs chaises, d’autres photos d’Aragon, Gertrude Stein, Cage, Cunningham, le Dingo de Disney, un masque en bois de Nô japonais, des boots de cow-boy argentées, des céramiques chinoises,  une statue de pierre indonésienne, les yeux à l’arrière de la tête, une poubelle, un pot vieux de 4000 ans à côté d’une masse en plastique trouvée sur un marché cambodgien, un Basquiat…

L’ensemble est là sans explication, ni cartel, ni panneau. Sauf pour une douzaine d’objets. Pour les autres, à chaque visiteur d’imaginer une histoire, des correspondances et des contrepoints, des diagonales et des ruptures. Et encore de deviner les règles du jeu : rébus, marelle… ou ces dessins réduits à des points qu’il faut relier par un trait pour qu’apparaisse une figure. Mais l’artiste facétieux a effacé les numéros des points et l’ordre pour les réunir, est perdu.

Living rooms et Video portraits, sont des évènements forts. Sinon par leurs contenus du moins parce qu’ils résument le paradoxe de l’art du moment. En abandonnant l’espace rassurant de la toile, la création graphique a perdu un plan de lecture concret. Mais s’il n’y a plus de châssis, il reste quatre angles comme quatre directions qui délimitent la production : la mise en scène, la mise en spectacle, la singularité, la célébrité.

Reste à voir si les spectateurs accepteront cette partie de 4 coins.

 

R.S-M.

*Living Rooms, Musée du Louvre, jusqu’au 17 février et Video Portraits of Lady Gaga, Galerie Thaddaeus Ropac, jusqu’au 11 janvier

Related posts

Concerts Strauss et Mozart en Tunisie : Valses, Polkas & Symphonie

Rencontre avec le metteur en scène Moez Gdiri :  « L’adaptation du théâtre européen nous a éloignés de notre réalité tunisienne »

CONECT : Dissolution du Groupement professionnel d’industrie cinématographique