Ce feu qui couve

Depuis quelques mois, des grèves accompagnées de marches et de protestations sont organisées en Tunisie. En octobre, un pic a été enregistré. Le mois de novembre n’a pas connu de trêve, pis encore, nous avons enregistré des grèves générales.  Cette escalade sociale annonce –t- elle un hiver chaud ? Sommes-nous à la veille d’une explosion sociale ?

 

En une semaine, des grèves générales se sont tenues à Siliana, à Gafsa et Gabès et ce n’est là que la partie apparente de l’iceberg. Les grèves et protestations secouent le pays. En une année, deux grèves générales nationales ont été décrétées. Les mouvements sociaux suscités par des exigences socioéconomiques sont nombreux, fréquents et touchent tous les secteurs et toutes les zones. 

Le ministère des Affaires sociales a par ailleurs déclaré que le nombre des grèves en octobre 2013 a augmenté de 71% par rapport au mois de septembre de la même année, tout en baissant de 18% par rapport à octobre 2012. Ces chiffres ont été critiqués par l’Union générale tunisienne du travail, UGTT, qui y a vu une manipulation de l’opinion publique. 

Bouali Mbarki, Secrétaire adjoint de l’UGTT, a expliqué au micro de Mosaïque FM que la publication de tels chiffres viserait à nuire à l’image de l’organisme syndical.  En effet, le ministère des Affaires sociales a imputé la responsabilité à l’UGTT en déclarant que 93% des décisions de grève émanaient de la Centrale syndicale, contre 7% décrétées par l’Union des travailleurs de Tunisie, UTT.

Le taux des établissements touchés par les grèves en octobre 2013 a également grimpé de 67% en comparaison avec le mois de septembre 2013 et de 15% par rapport au même mois de l’année dernière. 

 

Causes sociales 

On se souvient tous de la scène fortement symbolique des habitants de Siliana quittant leur ville , suite aux mouvements sociaux en novembre 2012. Le soulèvement populaire fut officiellement effectué contre la nomination d’un gouverneur nahdhaoui, mais cette raison n’était que la goutte d’eau ayant fait déborder le vase puisque l’absence de développement dans la région a été un élément déclencheur de la crise et des violences qui ont suivi. Un an après, Siliana s’apprête, en décrétant la grève générale, à commémorer cet évènement. Seulement la raison même de la colère persiste dans la région, du à un profond sentiment d’iniquité socioéconomique, nourri par la quasi inexistence de projets de développement, le manque d’infrastructure et l’absence de perspectives d’avenir. Tout cela continue à alimenter l’insatisfaction et la colère.  La réponse du gouvernement, qui a réprimé le mouvement au lieu d’y remédier, en faisant usage de chevrotine a attisé le sentiment d’humiliation et de révolte. Un an après, la décision de créer plusieurs centres hospitalo-universitaires et de ne pas y inclure la ville n’arrange pas les choses et c’est d’ailleurs l’une des raisons de la grève générale tenue hier.

Ce sentiment d’injustice socioéconomique est ancré un peu partout en Tunisie et engendre par ailleurs la majorité des grèves décrétées. Ainsi, à Gafsa par exemple, le syndicat a annoncé que la grève décidée vient en réponse à la «politique continue des gouvernements successifs qui ont fait de Gafsa le dernier de tous les gouvernorats en terme de développement». La situation ayant déjà explosé en 2008 ne semble pas s’être améliorée 5 ans plus tard, même pas après une Révolution à laquelle la région a beaucoup participé. Pis encore, la production des phosphates, pratiquement seule source d’emplois à Gafsa, a baissé de 70% par rapport à 2010. 

La ville de Gabès a également été paralysée par une grève générale et tout comme Siliana et Gafsa, se sentir marginalisée, larguée et lésée a incité la foule à protester. Encore une fois la décision de la création des facultés de médecine dans quelques villes ont agacé ou révolté les habitants d’autres centres urbains et c’est le cas de Gabès. La population de la ville, qui paie déjà le prix d’un plan industriel irréfléchi entrainant pollution et maladies pulmonaires et cancéreuses et qui est souvent traversée par des protestations et des mouvements sociaux, s’est sentie privée d’un projet qui lui aurait permis de respirer. 

Et ce sentiment d’injustice, par ailleurs dangereux pour l’unité nationale, dépasse maintenant les régions pour gagner les secteurs professionnels. Ainsi, la grève dans les aéroports a été décidée pour iniquité salariale. Tarek Sherih, président du bureau syndical des agents de la douane à Tataouine, a entamé une grève de la faim en compagnie d’un autre collègue pour revendiquer une égalité d’avantages et de primes avec les agents de l’ordre du ministère de l’Intérieur. Il a également revendiqué une amélioration de son corps de métier. 

Effondrement économique 

Ce manque de développement et ce sentiment d’iniquité et de marginalisation sont amplifiés par la crise économique et l’effondrement du niveau de vie ainsi que du pouvoir d’achat. 

Le Tunisien croule sous l’inflation et l’augmentation des prix. La valeur du dinar chute pour atteindre 2.26 face à l’euro et ces deux facteurs ont entrainé une baisse de 20% du pouvoir d’achat depuis janvier 2011, selon l’Organisation de la défense du consommateur, ODC. Le pouvoir d’achat est d’autant plus menacé par la nouvelle loi de Finances dont l’annonce suscite déjà maintes réactions et critiques. Sa chute atteindrait alors les 50% en comparaison à 2011. Le budget de 2014 s’annonce comme préconisant une politique d’austérité. Dans un pays qui souffre d’un taux élevé de chômage, cette politique aura une incidence négative puisqu’elle freinera la croissance et la création d’emplois. L’appauvrissement de la classe moyenne nourrira d’autant plus les mouvements sociaux. 

Dans une étude menée en mars 2013 auprès de 2090 personnes par Tunisie Sondage, 49% des participants ont affirmé avoir un faible pouvoir d’achat et 78% jugent qu’il a baissé au cours de l’année passée et 66% s’attendent à une persistance de la chute pour l’année à venir. 64% vivent à découvert, 28% ont recours à l’emprunt, 10% au crédit bancaire et 38% des participants se privent tout simplement en réduisant les dépenses de consommation. 

Notons que le seuil de pauvreté a dépassé les 20% en Tunisie et que le taux de chômage est de 16%. 

Dans ce contexte difficile, la note de la Tunisie par l’agence Moody’s a encore une fois été abaissée. La Tunisie est désormais notée Ba3, enregistrant ainsi une dégradation avec pour entre autres causes «l’incertitude politique et la polarisation grandissante.» 

Crises politiques 

Les grèves, manifestations et protestations ne puisent pas leurs sources uniquement dans des raisons socioéconomiques, même si l’état actuel des choses justifierait largement ces perturbations et ce mécontentement. La crise politique qui d’un côté complique déjà la situation économique, a une incidence sur le mécontentement du Tunisien.

En une seule année, nous avons vécu par exemple deux grèves générales causées par des assassinats politiques. L’environnement d’insécurité quotidienne, d’ordre commun ou politique, révolte le Tunisien qui, même sous le joug de la dictature, n’a pas eu à vivre de pareils drames. 

De nombreuses villes ont été secouées par des mouvements sociaux à cause de nominations parachutées, basées sur l’allégeance partisane. La population qui s’est déjà révolté en 2010 contre un parti unique ayant profité du système s’indigne que de telles pratiques persistent deux ans après. Ces mouvements sociaux se sont souvent soldés par un renvoi par la foule du responsable nommé et par la fermeture de l’administration publique concernée, ce qui dégrade par ailleurs les conditions de la ville touchée par les perturbations.

Notons que les Tunisiens sont indignés par le salaire présidentiel qu’ils jugent exhorbiatant (30.000 dinars) et le nombre des responsables au gouvernement, ainsi que contre les 270 élus et leurs salaires que les citoyens jugent élevés au regard d’un  rendement insuffisant et d’une Constitution toujours inachevée. 

Outre mouvements sociaux, certains secteurs entrent en grève pour des raisons politiques. Les médias ont observé en une année deux grèves générales. La première pour ingérence du gouvernement et sa tentative de mettre la main sur le secteur et la seconde pour arrestation illégale d’un journaliste.

Dans le même contexte, le Conseil national de l’association des juges tunisiens a observé une grève les 19 et 20 novembre en protestation contre l’intervention du pouvoir exécutif dans le secteur et sa tentative de le contrôler. Une marche a été organisée avec la participation des avocats et les deux corps ont exigé l’indépendance de la magistrature et de la justice et la protection de son instance provisoire de l’ingérence du pouvoir exécutif. Ils ont exprimé leur refus également de toute tentative de politisation du secteur. 

 

Hivers chauds 

Que les raisons soient sociales, économiques ou politiques, la fièvre des protestations et des grèves travaille la Tunisie. Les médecins ont par exemple décidé une grève de 6 jours à cause d’un projet de loi sur le travail obligatoire de trois ans en régions pour les spécialistes ayant fini leur résidanat. 

Les mouvements sociaux qui s’élèvent contre la pauvreté et le chômage touchent  des secteurs vitaux et créateurs d’emploi. Le taux de grève touchant le textile a par exemple été de 15%. Quant à celui des industries métalliques et mécaniques, il a enregistré un taux de grèves de 12%. 

Enfermé dans un cercle vicieux, le Tunisien se retrouve nourri de sentiments de colère face à l’effondrement économique, la crise politique, l’insécurité, le chômage, l’injustice sociale (…). Cette insatisfaction est ressentie, quelles qu’en soient les causes, politiques ou autres, dans toutes les couches sociales, régions et tous les secteurs. Tout comme en décembre 2010 – Janvier 2011, les raisons sont multiples, mais l’exaspération est générale. 

Entre incendies, ravages et marches pacifistes, les mois de décembre 2010 à janvier 2012 furent des mois fiévreux et mouvementés. Le mois de décembre 2013 s’annonce tout aussi lourd de tensions. L’année dernière, le mois de décembre fut marqué à Siliana par la chevrotine 

Est-ce la misère et l’injustice  que connaissent les populations trop longtemps marginalisées en Tunisie qui enflamment ainsi le mécontentement en hiver et qui a fini par en faire un rendez-vous de l’expression du ras-le-bol social ? «Si jamais, nous sortons dans la rue, cela ne va pas être en marche pacifiste, mais nous allons tout détruire sur notre chemin» nous ont témoigné des jeunes de Sidi Bouzid et Menzel Bouzayene il y a à peine deux mois. Les prémices d’une telle révolte sont-elles aujourd’hui en train de naître ? 

À titre de rappel historique, les «émeutes du pain» ayant secoué la Tunisie en 1983 ont eu lieu au mois de décembre et ont pris fin en janvier 1984. Le jeudi noir que notre pays a vécu en 1978 et qui a opposé l’UGTT au pouvoir a marqué notre histoire un certain 26 janvier… Sans oublier le 17 décembre qui enfanté du 14 janvier.

 Hajer Ajroudi

 

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