Lotfi Naguedh, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. L’ère des assassinats politiques a commencé en Tunisie. Pour quelles raisons et qui se cache derrière ?
Lors de sa conférence de presse, vendredi 26 juillet, le ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou a, enfin, dévoilé le meurtrier de Chokri Belaïd en désignant un coupable : Boubaker Al Hakim. Un homme âgé d’environ la trentaine, né dans une banlieue française et être recruté dans des réseaux djihadistes et parti combattre en Irak dans les rangs d’Al-Qaïda. Jugé en 2008 en France pour son implication dans un réseau de recrutement de djihadistes français et leur envoi en Irak, il a pu regagner la Tunisie en 2010 et, depuis la Révolution, il a été très actif au sein d’Ansar Achariâa, plus précisément, dans le trafic d’armes et leur entrée dans le pays.
Défaillance de la lutte antiterroriste
Cette révélation a remonté en surface, de nouveau la question de la défaillance dans la stratégie de la lutte antiterroriste en Tunisie. La dissolution de la «Sûreté de l’État», responsable du renseignement et le licenciement de plus d’une quarantaine de ses hauts cadres a privé le pays d’un appareil qui était très compétent malgré ses abus. Résultat : toute la stratégie de prévention contre le terrorisme est tombée à l’eau, puisque les forces de l’ordre et l’armée n’avaient plus d’informations sur les activités des mouvements terroristes et des cellules dormantes d’Al-Qaïda dans le pays. En témoigne l’échec jusqu’à aujourd’hui à mettre la main sur la Katiba d’Okba Ibn Nafaâ, laquelle a occupé depuis une année le Mont Chaâmbi sans que l’on puisse mettre la main sur aucun de ses éléments, malgré les dégâts humains et matériels énormes qu’elle a provoquée. Le dernier massacre en date est celui qui vient d’avoir lieu le 29 juillet, provoquant la mort de huit soldas.
À cela il faudra ajouter la circulation des armes dans le pays qui est devenue flagrante. Trois jours avant l’assassinat de Brahmi, la police avait mis la main sur une cache d’armes dans le même quartier où ce dernier habitait. Des quantités énormes ont été ramenées dans le pays depuis la Révolution libyenne. Et ce n’est pas par hasard si l’arme du crime utilisée dans les deux meurtres (de Belaïd et de Brahmi) est un pistolet semi-automatique 9mm qui provient de Libye.
Une police parallèle
La ressemblance flagrante entre les deux assassinats au niveau de la méthode d’exécution, du timing (le jour), de la nature de l’arme et du profil même de la victime (un leader de l’opposition, appartenant au Front populaire), laisse penser, selon plusieurs observateurs, à un réseau organisé qui dispose de moyens, de financement et surtout de stratégie. Si le gouvernement plaidait, jusque-là, pour la piste salafiste djihadiste, plusieurs voix s’élèvent au niveau de l’opposition, mais aussi de la société civile, pour accuser Ennahdha d’avoir installé une police parallèle au sein du ministère de l’Intérieur. Ce n’est pas la première fois que l’on évoque ce corps, mais cette fois son existence semble se confirmer. Chokri Hamada, le porte-parole du Syndicat national des forces de sécurité intérieure, vient de révéler que le ministre de l’Intérieur ne contrôle pas tout son ministère et que la Direction générale de la Sûreté n’obéit pas aux ordres de ce dernier. «Des directeurs au sein de cette direction ne servent plus les intérêts du pays, mais de ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir. Leur incapacité à mettre la main sur les commanditaires des deux assassinats prouve leur incompétence, d’où nos appels à les remplacer.»
Certes il n’y a pas de preuve tangible sur l’existence d’une police parallèle, mais il est sûr qu’une partie du ministère de l’Intérieur échappe réellement au contrôle du ministre. En témoigne l’usage démesuré de la violence par les forces de l’ordre vis-à-vis des sit-inneurs du Bardo et dans les régions, allant jusqu’à provoquer des morts et des blessés. Des abus qui se poursuivent malgré les ordres de Ben Jeddou d’arrêter de tels comportements.
Milices pro-gouvernementales et discours violent
Il faut dire que la situation sécuritaire désastreuse à laquelle est arrivé le pays est le résultat naturel de toute une série de facteurs qui ne date pas d’aujourd’hui. En effet, et ce, malgré les appels répétitifs de l’opposition et de la société civile à la Troïka l’incitant à prendre des mesures contre la montée de la violence. Rien n’a été fait. Aussi bien le gouvernement de Hamadi Jebali que celui d’Ali Lâarayedh n’ont pris de mesures pour neutraliser les mosquées où se poursuivent les appels au meurtre et à la liquidation des opposants, sans intervention des autorités. Ils n’ont pas agi, non plus, pour dissoudre les Ligues de protection de la Révolution, une sorte de milice pro-gouvernementale qui se donne le droit de violenter les partisans de l’opposition et d’empêcher leurs meetings.
Et, cerise sur le gâteau, ce sont les propres militants d’Ennahdha qui propagent un discours violent. On se rappelle la déclaration du député Sadok Chourou qui a appelé à couper les mains et les pieds des manifestants réclamant l’amélioration de leurs conditions sociales. Et dernièrement, Sahbi Atig, président du bloc Ennahdha à l’ANC, qui a menacé publiquement de tuer ceux qui s’insurgent contre la légitimité.
Un climat pareil n’est-il pas propice à des assassinats politiques et même, bientôt, à des opérations terroristes, voire des attentats suicides ?
La général Rachid Ammar n’a-t-il pas averti le peuple tunisien, le soir même de sa démission, sur le risque de somalisation de la Tunisie ? N’a-t-il pas insinué qu’il existe une complicité entre le gouvernement et les terroristes du Mont Châambi ?
Les deux meurtres enregistrés jusque-là ne peuvent être que le début d’une série d’autres, puisque les conditions ayant favorisé leur réalisation sont toujours les mêmes : des assassins en fuite, des armes en libre circulation et un appareil sécuritaire faible et infiltré.
«La Tunisie serait-elle au bord d’un bain de sang ?», comme s’est interrogé feu Mohamed Brahmi devant ses compagnons avant son assassinat.
Hanène Zbiss