Ce pays si difficile à gouverner !

Quelqu’un pourra-t-il réussir à gouverner la Tunisie de l’après-2011 ? Un jour, peut-être, très lointain même.  Au jour d’aujourd’hui, dix ans après la chute de Ben Ali, personne n’a la stature ni les moyens de le faire. Non pas par manque de compétences ou d’élites nationales, mais parce que les Tunisiens gouvernent désormais tous ensemble. En quelques années, ils sont tous devenus experts en politique, terrorisme, économie et finances, médecine, sport, etc. Ils ont tous droit à la parole, à donner leur avis et donc à peser sur l’opinion et sur les décisions. Dans ce contexte de responsabilisation de la société, les intrus, les menteurs, les incompétents, les escrocs, les manipulateurs, les corrompus ne passent pas inaperçus. Sitôt épinglés, sitôt dénoncés et fichés. Un bon nombre de politicards de la 25e heure ont ainsi disparu des radars et d’autres remis à leur juste dimension.
La Constitution de 2014 a été élaborée sur le principe du partage des pouvoirs et des prérogatives et celui de l’instauration de l’autorité du peuple et des droits de l’homme. Le système présidentiel n’a plus droit de cité, il a été rayé de la carte politique.
Dix ans après la chute de l’ancien président Ben Ali, les Tunisiens sont plus que jamais, attachés à leurs libertés, ils ne veulent plus, et ne peuvent plus, être gouvernés par une seule personne, aussi charismatique et aussi habile soit-elle.
Le défunt Béji Caïd Essebsi avait la carrure du président, sage, rassembleur et apprécié à sa juste valeur par ses homologues étrangers ; il aurait pu être ce président adulé, il n’a pas pu l’être totalement. Outre les guerres intestines qui ont fait éclater son parti et l’ont affaibli, les dispositions de la Constitution de 2014 ont limité son action et son jeune Chef de gouvernement, qu’il a lui-même désigné, l’a dépassé, puis ignoré. Résultat : trois années d’une crise politique qui a paralysé le pays et Youssef Chahed en est sorti politiquement battu.
Kaïs Saïed, l’homme intègre, droit, plébiscité par près de trois millions d’électeurs et venu au bon moment, pouvait aussi être le président écouté, consulté, l’arbitre et le dernier recours dans toutes les circonstances et surtout lors des crises internes. Mais lui aussi a raté son heure, alors qu’il n’est qu’au début de son mandat. Jugeant ses prérogatives trop exiguës, il n’hésite pas à s’approprier quelques-unes de son Chef du gouvernement, Hichem Mechichi.  Excédé, celui-ci lui tourne le dos, le dépasse et l’ignore. C’est une autre impasse au sommet. Et elle serait sur le point de déboucher sur son limogeage ou sa démission. Quelques mois seulement  après sa prise de fonction.
La faible durée de vie d’un gouvernement, qu’on s’amuse à appeler  instabilité politique, est en passe de devenir une norme dans la vie politique de notre pays.  On compte, d’ailleurs, neuf gouvernements en dix ans, cela donne moins d’une année pour chacun, sauf celui de Youssef Chahed qui a survécu pendant trois années. Un exploit au cœur d’une tourmente.
Mais il ne faut pas oublier l’Assemblée des représentants du peuple, le cœur du pouvoir politique et législatif, en vertu de la Constitution de 2014, qui a instauré le système semi-parlementaire. L’ARP, le cœur battant de la vie politique, a fait la pluie et le beau temps de tous les gouvernements qui se sont succédé. Depuis 2019, elle est devenue leur faussaire et la source de tous les problèmes et blocages. Les rapports tendus et violents entre les blocs parlementaires en sont arrivés aux agressions physiques et au sang. La défiance entre les élus du peuple y règne. Tous les projets de loi sont en souffrance, à l’exception des prêts à contracter auprès des bailleurs  étrangers. Le pays est à l’arrêt, surendetté, et les Tunisiens  font face à la recrudescence du chômage et de la précarité. Dans leur tour d’ivoire, les dirigeants politiques, eux, se soucient plus de leurs intérêts et se disputent les postes clés de l’Etat, les faveurs, les primes, les grosses cylindrées qui vont avec la fonction et les missions à l’étranger, pour leurs alliés et protégés.
Dans ce tableau macabre, une seule lueur persiste qui permet aux Tunisiens d’être vigilants et agissants dans leur pays : la liberté d’expression et de la presse. Elle est désormais la seule arme des Tunisiens contre les réseaux de corruption, de trafic, et contre les dépassements et les injustices  qui peuvent être commis par les représentants des quatre pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire et médiatique). Il ne passe plus un jour sans qu’une affaire n’éclate et que les protagonistes, surtout des hauts responsables, ne soient dénoncés sur les réseaux sociaux et les médias officiels (privés et publics).  Les Tunisiens ont trouvé dans les médias le moyen le plus sûr de se faire entendre et de se faire justice.
C’est dire qu’il est difficile désormais d’être un ministre, un gouverneur, un PDG ou même un omda en Tunisie.  Etre un fonctionnaire d’Etat, c’est accepter d’être sous les projecteurs et la cible de toutes les critiques même si elles sont exagérées, voire même des fake-news. Le plus grave, c’est que des partis politiques se prêtent à ce jeu pour détruire leurs adversaires. Des armées de facebookers et des centaines de pages sponsorisées sont mobilisées pour cette mission. Le revers de la manche est que nombre de compétences nationales sollicitées pour occuper des postes de ministres ou de hautes fonctions dans l’Administration tunisienne refusent de tenter l’expérience, de peur d’être lynchés dans les médias et les réseaux sociaux. Quatre des onze ministres que Mechichi a choisis pour le remaniement partiel de son gouvernement sont déjà « grillés » avant même d’avoir prêté serment. Sans même que les Tunisiens sachent de qui il s’agit, ils sont accusés de corruption ou de conflits d’intérêt et sont à l’origine, malgré eux, d’une crise politique inédite entre le président Kaïs Saïed et le Chef du gouvernement Hichem Mechichi.
Il faut craindre qu’un jour, le pays soit en pénurie de ministres.

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