Après des mois de travaux, l’Assemblée nationale constituante (ANC) a finalement rendu son troisième brouillon. Depuis, analysée et décortiquée, la Constitution fait l’objet de toutes les attentions. Et la polémique bat son plein en Tunisie…Le produit final est-il à la hauteur des idéaux portés lors de la Révolution ? La Constitution porte-t-elle un projet de société ? Dessine-t-elle les contours d’un vivre ensemble? Voici des éléments de réponse
Invités à fournir leurs opinions d’experts, les constitutionnalistes ne peuvent cacher leur embarras. Les premiers concèdent sans problème « une nette amélioration par rapport à la première mouture ». Les seconds cherchent article par article les points positifs. Mais l’effort s’arrête là. Car dès que l’on rentre dans le détail, la phrase est lâchée sans l’ombre d’une hésitation. Au-delà du point non tranché (et à ce jour flou) de la nature civile de l’État, au-delà de l’absence claire de toute référence à l’universalité des Droits de l’Homme, au-delà des multiples interrogations portées sur les libertés, tous les experts sans exception, notent au fil de leur lecture « une absence d’âme, de philosophie et d’esprit » dans ce texte… ce qui pour la très grande majorité constitue une aberration pour la Constitution de la Tunisie post révolution; Révolution qui a porté de nombreuses valeurs et esquissé les contours d’un nouveau système. «Ce texte n’a pas d’âme, note le Pr. Farhat Horchani, accessoirement ancien membre de la commission d'experts de la Haute instance. Il n’a ni choix clairs, ni référentiels. Il est fait pour satisfaire en apparence tout le monde et du coup ne satisfait en apparence personne». La publication du troisième brouillon de la Constitution a été accompagnée par une diabolisation du texte de 1959. Les éloges du présent texte font sourire certains constitutionnalistes. «Mieux rédigé, plus clair, plus décidé et portant une vision nette» de la République tunisienne en gestation, le texte (de 1959) note les experts était bien meilleur dans certains aspects. «Simplement, le contexte monopartisan et la prédominance du pouvoir exécutif» ont été les facteurs déterminants de déviance. «Je pense que cette Constitution souffre de trois défauts majeurs. D’abord, elle est ambiguë car le texte est un fourre-tout, avec des concepts qui peuvent être interprétés de différentes manières. Ensuite, des concepts contradictoires ont été retenus. Enfin, l’égalité entre les pouvoirs n’a pas été instaurée», poursuit le Professeur. Et ce dernier de craindre, à l’instar de ses confrères, un avenir très probable dans lequel le juge aura à trancher « un texte éclaté qui va dans tous les sens ».
Un État civil ?
Il y a quelques mois, un débat avait enflammé la Tunisie. Fallait-il ou pas inscrire la Chariaa dans la nouvelle Constitution ? Les partisans de l’inscription, majoritairement du parti Ennahdha, avaient fini par abandonner l’idée et de garder l’article 1er de la Constitution de 1959 dans sa version initiale. La disposition au terme de laquelle « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain. L’Islam est sa religion, l’arabe est sa langue et la République est son régime » est retenue. La « bataille » sur l’inscription de la charia a été tellement rude que les tenants de la nature civile de l’État ont fêté le « pas en arrière » du mouvement Ennahdha, aussitôt assimilé à une victoire. Pourtant, nuance le Pr Salwa Hamrouni, ancien membre de la commission des experts, « cet article (1er) est problématique et fait partie du politiquement correct. Parfois, il a été appliqué par la jurisprudence tunisienne dans le sens du respect des droits humains. Mais d’autres juridictions ont opté pour une interprétation plus conservatrice. Il n’existe pas de jurisprudence constante, même au niveau de la Cour de cassation». Qu’à cela ne tienne…Pour la frange progressiste de la société tunisienne, la guerre de la nature civile de l’État est même définitivement emportée ave son inscription (NDLR/caractère civil) dans la Constitution, et plus précisément dans l’article 2 au terme duquel « la Tunisie est un État civil se fondant sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la suprématie de la loi ». Et l’universitaire de s’interroger : « Pourquoi avoir ajouté la volonté du peuple alors qu’existe un article dans la Constitution faisant référence à la souveraineté (du peuple) ? Demain, il serait alors possible d’affirmer qu’une telle disposition même contraire à l’état civil pourrait passer, car le peuple en a décidé ainsi. Certes, le peuple décide mais l’État civil est avant tout basé sur la citoyenneté », tranche-t-elle. Ainsi, l’État de droit, l’un des principaux corollaires de la nature civile de l’État est le grand absent du texte fondamental.
Cocktail explosif
L’inscription du caractère civil de l’État dans l’article 2 est-il une victoire ? Non répondent à l’unisson les experts pour qui, si le terme charia en tant que tel a disparu, son ombre plane sur l’ensemble du texte, le structure et le mine. Le roi «nature civil de l’État» est mis échec et mat par une série de pions qui le neutralisent. Sa présence sur l’échiquier constitutionnelle n’épargne pas à la Tunisie la mise en place d’un régime théocratique. Tout débute avec le paragraphe 2 du préambule qui évoque «les constantes de l’Islam, les valeurs universelles des Droits de l’Homme». La simple évocation des «constantes de l’Islam» n’est qu’une périphrase employée pour ne pas dire de la charia. «Que l’on soit clair, martèle le Pr Jawher Ben Mbarek, coordinateur du réseau Doustourna, les constantes ne sont pas les valeurs. Ce sont des règles juridiques. La polygamie, l’interdiction de l’adoption, les châtiments corporels sont des constantes de l’Islam ». Et le doute n’est plus permis lorsque ce paragraphe est lu à la lumière d’autres articles. Ainsi, l’article 5 relatif à la liberté de culte ou du moins à son organisation, figurant dans le chapitre consacré aux principes généraux (alors que la liberté de culte est par définition une liberté), la disposition parle de « la religion » (le terme est employé au singulier), de la protection du « sacré » (un terme générique sujet à des interprétations multiples) et nie la liberté de conscience. Toutefois, la plus grande crainte des constitutionnalistes se trouve dans l’article 136 de la Constitution qui annihile totalement la nature civile de l’État. La disposition qui encadre la révision du texte constitutionnel prévoit les normes dites supraconstitutionnelles. En résumé, elle précise les articles qui ne peuvent être touchés par une quelconque révision. Et parmi les intouchables figure une interprétation singulière mais officielle de l’article 1er au terme duquel le caractère religieux de l’État est reconnu puisque l’« Islam (est) religion de l’État ». Or c’est là que le bât blesse…Si l’article 1er pêche par son ambiguïté, de l’avis de tous les constitutionnalistes, il n’a jamais instauré un État théocratique dont la religion serait l’Islam. L’article consensuel n’a jamais été une prescription. Il s’agit davantage de la description d’un fait social, à savoir que la majorité des Tunisiens sont musulmans. Et c’est ainsi que deux dispositions (le préambule et l’article 5) associées à l’article 1er (défendu par les progressistes) finissent pas neutraliser le caractère civil de l’État.
Absence d’universalité
En 2011, le monde a assisté admiratif à une révolution portant et scandant des valeurs universelles. En 2013, l’universalité, notamment en matière de droits humains existe dans la Constitution… pour être limitée par le concept de spécificité culturelle. « Il existe une attitude frileuse vis-à-vis du droit international de manière générale, et des conventions relatives aux droits humains en particulier. Il y a une sorte d’allergie au droit international, un refus de l’universalisme, un repli sur les spécificités culturelles. Les quelques droits que nous avons, peuvent être vidés par cette vision étriquée et tout à fait sélective des droits humains. Lorsque nous travaillons sur les droits humains, nous savons pertinemment que leurs violations dans les États non démocratiques viennent des spécificités culturelles. C’est la porte ouverte pour vider ces droits de leurs contenus », explique le Pr Salwa Hamrouni. Et elle n’est pas la seule à partager la crainte. Avant d’ajouter : « On sent le forcing en ce qui concerne la référence à l’universalité des Droits de l’Homme. Et même évoquée, elle est neutralisée par la spécificité culturelle. Le grand danger est de voir une Constitution ouvertement hostile à toute conception universelle des droits humains et manifestement orientée vers les spécificités culturelles ». La crainte est légitime. En parcourant le texte à la recherche de l’adhésion de la Tunisie à l’universalité des droits humains (ce qu’avait fait la Constitution de 1959 dans son article 5), le lecteur est sans cesse recadré par la notion de « spécificités culturelles ». « Déjà au niveau du préambule il existe deux concepts contradictoires: l’universalité des droits humains et les spécificités culturelles. Soit l’un est affirmé, soit l’autre…Le problème qui se pose est qu’entend-on par « spécificités culturelles» ? En mettant le préambule en parallèle avec l’article 136, cela veut dire que l’Islam est religion d’État et que donc les spécificités culturelles consacrent un retour à la charia. De même, le préambule peut être interprété comme instaurant une supra constitutionnalité constituée par les «constances de l’Islam» dont on ne connait pas le contenu et sur lesquels doit reposer tout le système juridique tunisien. Dés lors, le «caractère civil de l’État » et la « primauté de la loi » affirmés par l’article 2 n’ont plus aucun sens. Sur cette base, toute la législation moderniste de la Tunisie adoptée depuis 1956, peut être mise en cause y compris l’interdiction de la polygamie qui peut être considérée comme contraire à cette supra constitutionnalité et donc à la Constitution», affirme le Pr Farhat Horchani. Cette mise à mal de l’universalité par les spécificités n’est pas simplement un argument théorique. Elle pose de graves problèmes de droits humains. Ainsi, la question de la peine capitale n’est pas tranchée (art 22). La liberté de conscience (donc de croire ou de ne pas croire) n’est pas reconnue (art 5). Cette mise à mal dénote surtout d’un repli sur soi… et sur un soi arbitrairement défini. Car selon les constituants, les spécificités culturelles sont arabo-musulmanes, ce qui nie tout un pas de l’histoire antéislamique du pays. Qu’en est-il de la civilisation romaine ou carthaginoise ? Qu’en est-il des berbères ? Aucune référence de ces « spécificités » n’est faite dans la Constitution. Cette obsession identitaire faite au détriment de toute ouverture apparait régulièrement dans le texte. Ainsi en est-il de l’article 35 qui prévoit « l’enracinement de la langue arabe », un enracinement qui se fait dans l’exclusion des autres langues.
Menaces sur les libertés
Dans les États démocratiques, les constitutions affirment les Droits et Libertés. Les lois les limitent et les organisent. Au-delà du simple partage technique des tâches, le choix est symbolique. Ce faisant, les Droits et Libertés insérés dans le texte le plus important du pays, la loi fondamentale, sont consacrés. Dans la Constitution de la Tunisie post révolution, le choix s’est porté…sur les restrictions et les limitations. « Nous avons l’impression que ce chapitre a été écrit dans un état d’esprit méfiant dominé par la crainte d’avoir davantage de libertés. C’est un esprit qui considère que les libertés sont une menace et un mal nécessaire. L’accent est mis davantage sur les conditions et les limitations des conditions d’exercice plutôt que sur la reconnaissance des droits », note le Pr Jawher ben Mbarek. Les limitations ne dérangent pas les constitutionnalistes. Ce qui suscitent leur crainte est la propension des constituants à trop les utiliser au cas pas cas. Problème ? Certains droits sont indérogeables (ou intouchables). En outre, en matière de droits et libertés, les limites obéissent à des règles très strictes et à deux critères : la proportionnalité et la nécessité. Ce sont les standards en la matière. Dans tous les cas, elles ne peuvent être casuistiques. Et les exemples ne manquent pas…Ainsi, l’article 33 (prévoyant le droit syndical) est limité par « la protection des moyens de production et des équipements ou encore la continuité du service public ». Non seulement, les concepts sont vagues, mais ils vident le droit de sa substance. L’article 34 (relatif à l’accès à l’information) limite cet accès par le concept de sécurité nationale et de données personnelles…alors qu’une loi encadre d’ores et déjà ce droit. L’article 40 (relatifs aux libertés d’opinion, de penser, d’expression, d’information et de publication) limite ce qu’il reconnait par des concepts vagues « le droit d’autrui, la réputation, la sécurité ou encore la santé». « Les limitations n’existent pas dans la Constitution, mais dans la loi qui organise les libertés. La Constitution est un texte dont l’objet principal est de protéger la liberté. Il aurait fallu un chapitre moins long avec des articles clairs qui reconnaissent les libertés puis un article global qui évoque les conditions prévues par la loi telles qu’elles sont conçues dans un État démocratique », estime le Pr Jawher Ben Mbarek.
La chakchouka tunisienne
Alors que la polémique bat son plein sur la nature du régime à adopter, les experts se montrent plus catégoriques. Selon eux, la question ne se limite pas à une simple distribution des prérogatives. Le mal est beaucoup plus enfoui, plus profond. Le régime politique est la face visible de l’iceberg, celle qui démontre l’absence chronique de vision. « Il est caractérisé par une construction anarchique. Jusqu’à maintenant, malgré l’évolution de ce brouillon, nous sommes dans une ambiguïté. Cette construction est faite sans plan d’architecture, sans matrice. C’est le chaos. C’est comme si on était entré dans l’esprit d’un fou », avance le coordinateur du réseau Doustourna. En résumé, selon les constitutionnalistes, le régime auquel ont abouti les constituants tunisiens est une véritable chakchouka insipide dans laquelle on trouve tout et surtout n’importe quoi. « Cette Constitution est un compromis boiteux entre les thèses contradictoires. Le régime prévu est hybride. C’est un régime parlementaire déguisé. Nous nous retrouvons avec un président élu par le peuple, mais qui ne dispose pas de pouvoirs correspondant à cette légitimité populaire…alors que le chef du gouvernement non élu (par le peuple) dispose de pouvoirs plus importants. L’élection du Président par le peuple n’a aucun sens », souligne le Pr Horchani. Certains articles peuvent aboutir au mieux à un cafouillage et au pire à une crise constitutionnelle. Ainsi selon l’article 77, la politique étrangère de la Tunisie est déterminée par un consensus entre le président de la République et le Chef du gouvernement. Qu’adviendrait-il en cas de différend entre les deux ? Selon l’article 81, le président de la République ne préside les conseils du ministre qu’à l’invitation du Chef du gouvernement, alors qu’il est élu par le peuple. Au terme de cette disposition, il est clair que malgré le suffrage universel direct qui l’a porté au pouvoir, le Président n’est qu’un exécutant qui a la fonction d’un ministre. « Les pouvoirs du Chef de gouvernement, issu de la majorité parlementaire sont importants. A côté de cela, le Président est élu, mais ne constitue pas de contre pouvoir. Ce dernier devrait avoir un droit de regard sur la politique générale du pays et des mécanismes réciproques entre le Parlement et lui, afin d’instaurer un équilibre entre les pouvoirs pourtant affirmés. Mais cette idée est absente de la Constitution. C’est un régime parlementaire qui ne dit pas son nom. Ce n’est pas un mauvais régime en soi, mais il nécessite une maturité de la classe politique, une alternance au pouvoir et une vie politique démocratique », nuance le Pr Horchani. Le coordinateur du réseau Doustourna se montre pour sa part nettement plus tranché et critique : « Ils sont en train de regarder le régime politique en deux dimensions, comme une image alors que c’est une scène en 3D. Il faut aller en profondeur.
Le système prévu organise les pouvoirs d’une manière latérale. Pour cette raison il est archaïque. Depuis Montesquieu les choses ont évolué. Il faut ajouter la profondeur du pouvoir local et régional et celle de pouvoir et de contre pouvoir. Ce régime est digne d’une constitution du début du XXe siècle », conclut Jawher Ben Mbarek.
Azza Turki
Femmes : le parent pauvre
Le 13 août dernier, des milliers de Tunisiens et de Tunisiennes avaient battu le pavé pour crier leur refus de l’article 28 de la Constitution qui énonçait « une complémentarité » entre la femme et l’homme. En reconnaissant l’égalité des chances dans la responsabilité, en inscrivant l’élimination des formes de violences, force est de constater que le texte a évolué. Mais, il n’a toujours pas franchi le pas historique de la reconnaissance de l’égalité totale entre l’homme et la femme. Le nouveau brouillon prévoit quatre articles que l’on peut lier à la femme. Le premier, l’article 6, prévoit l’égalité devant et non pas par la loi. Au-delà de la simple différence de terme, l’impact en matière juridique est énorme. Cette disposition implique une égalité des citoyens devant la loi mais des législations « organisant » l’inégalité, à l’instar de l’héritage peuvent continuer à exister. Si l’article 11, constatant « le partenariat » entre l’homme et la femme est qualifié de simple, prose sans impact normatif par les constitutionnalistes, l’article 10 prévoyant la protection de la famille suscite davantage de réticences. « Dans la plupart des sociétés, la famille est considérée comme le noyau naturel d’organisation sociale. Dire que l’État doit protéger la famille et son intégrité peut poser problème si jamais le divorce ou le travail des femmes étaient présentés comme des menaces contre la famille. Même si les intentions sont bonnes, il existe plusieurs scenarii possibles et imaginables », explique le Pr Salwa Hamrouni. Et le pire des scénarii est à envisager. Le plus frappant dans cette Constitution est la vision stéréotypée de la femme indéniablement et inéluctablement liée à la famille avant d’être une citoyenne à part entière.