Par Asef Ben Ammar*
Le 7e anniversaire de la démocratie tunisienne est célébré avec un zeste d’amertume et un brin de désillusion. Et pour cause, la transition démocratique n’honore pas ses promesses économiques, et ne livre pas la prospérité ambitionnée. À se demander si par ses échecs économiques, la démocratie tunisienne n’est pas en passe de s’en prendre à ses acquis et à se «retourner contre elle-même»!
Pour se consolider et se rattraper aux yeux de ses citoyens, la transition démocratique en Tunisie doit impérativement hâter sa transition économique, pour en faire son principal leitmotiv et son ultime planche de salut. Pourquoi faut-il inventer la transition économique et comment protéger la jeune démocratie tunisienne contre elle-même? La suite du texte apporte des réponses à ces deux questions existentielles pour la démocratie en Tunisie.
Le milieu politique face à ses contradictions
De toute évidence, la transition démocratique en Tunisie dégrade le pouvoir d’achat de ses citoyens plutôt que de l’améliorer, réduit les services publics au lieu de les renforcer, endette ses nouvelles générations plutôt que de leur donner plus de ressources… Une telle démocratie ne pourra pas être une démocratie salutaire et viable dans la durée. Les inquiétudes et les doutes s’incrustent dans l’inconscient populaire. L’opinion publique se désillusionne et se demande pourquoi la transition démocratique ne livre pas ses promesses économiques, mettant en cause les milieux politiques et leur incapacité à gérer l’économique.
Durant l’année 2017, l’économie a été lourdement pénalisée par l’«hypertension politique». Une hypertension opposant diverses sources de pouvoir et génératrice de frictions institutionnelles aux divers paliers de gouvernance. D’abord, entre le pouvoir exécutif (gouvernement et Présidence) et le pouvoir législatif, les tensions ne faiblissent pas et continuent de paralyser les réformes économiques dans de nombreux domaines stratégiques : lutte aux déficits budgétaires, modernisation de l’État, lutte à la corruption, assainissement fiscal, etc.
Au sein de la coalition gouvernementale au pouvoir, les dissonances opposant les priorités des agendas politiques ont atteint en 2017 des summums! Cette coalition contre-nature, entre le parti religieux Ennahda et le parti libéral Nidaa, ne produit pas le courage politique requis et l’audace nécessaire pour réformer et faire en sorte qu’une véritable transition économique vienne appuyer la transition politique. Ces mêmes dissonances bloquent de facto des lois et réglementations devant restructurer les activités économiques, clarifier les missions de l’État versus celles du marché.
Et comme si trop n’est pas assez, le mécanisme de la Feuille de route de Carthage (FRC) vient ajouter son lot de rigidités, d’atermoiements et de procrastinations. Mécanisme extraconstitutionnel, la FRC met à contribution des parties prenantes politiques n’ayant pas toujours une légitimité acquise grâce aux urnes, et qui, faute de consensus, finit par imposer à leur tour au gouvernement une multitude de lignes rouges qui bloquent toute tentative de réformes économiques. Le statu quo l’emporte sur le changement, et le «pourrissement» de la situation économique ne fait que s’accentuer. C’est ainsi que l’UGTT met son veto contre la réforme visant la Fonction publique, la flexibilité du marché de l’emploi, les mécanismes de compensation des produits de première nécessité. De son côté, l’UTICA s’oppose aux réformes fiscales et à la formalisation de mécanismes de transparence des transactions marchandes pour des fins d’impôt! De bouée, la FRC s’est transformée en 2017 en boulet qui freine les réformes économiques. La FRC s’est révélée comme une trappe mortelle à quasiment toutes les réformes économiques audacieuses.
Ces frictions, tensions et dissonances, au sein et entre les diverses sphères du pouvoir, sont étouffantes pour les initiatives économiques, néfastes pour la confiance et nocives pour la dynamique des marchés : rigidité plutôt que flexibilité, paralysie plutôt qu’ajustement, pénalisations versus incitations, etc. L’incapacité de trouver les compromis politiques requis, finit par favoriser le statu quo et le marasme économique.
Une économie meurtrie par le politique
Des données statistiques officielles (FMI et Banque mondiale) montrent qu’en 2017 Tunisie, le revenu moyen par habitant (PIB/habitant en $US) a enregistré un recul réel net de presque 5%. Les mêmes données montrent une évolution économique qui fait creuser les déficits (budgétaires et commerciaux), amplifier le chômage (35% chez les jeunes), attiser l’inflation (6,3%), alourdir le fardeau de la dette (ayant doublé depuis 2011) et donner des munitions au marché informel. Ce dernier a mis sous sa coupe presque la moitié des transactions économiques.
Le budget de l’État est pris dans la spirale de la dette. Comme jamais auparavant, l’État tunisien se dope par la dette (25% des dépenses publiques) et doit défrayer presque 20% de ses recettes au titre du service de la dette. Le FMI s’en mêle en «urgentiste», et ses experts ont effectué plus de six missions de suivi de la situation budgétaire économique en Tunisie, rien que pour les 15 derniers mois.
Adoptant une «politique monétaire répressive» et mal avisée, la Banque centrale de Tunisie a fait perdre au dinar presque 23% de sa valeur, juste en 2017. Le pouvoir d’achat s’atrophie et grugeant au passage l’espoir économique de s’en sortir. Avec toutes les conséquences prévisibles: émigration illégale, insécurité, délinquance, dévalorisation du travail, esprit d’assisté, incivilité fiscale… Les précarités se multiplient et les tensions sociales avec.
La tension sociale, de retour
Faisant le bilan des tensions sociales de l’année 2017, des sources gouvernementales du ministère de l’Intérieur annonçaient que 1256 mouvements de contestation ont été enregistrés entre janvier et novembre 2017. Soit une moyenne de presque 4 «contestations» par jour.
Aujourd’hui et après 7 ans de transition démocratique, l’économie tunisienne donne l’impression d’un bateau qui tangue dangereusement! Un bateau qui compte plus d’aiguilleurs et de donneurs d’ordres (instances politiques) que de rameurs dévoués et centrés sur la tâche (entreprises, consommateurs, producteurs, etc).
Pour sortir de l’impasse économique, la situation doit changer drastiquement en 2018. Cela doit passer par la réhabilitation de l’économique dans l’ensemble des agendas politiques des partis et parties prenantes. Sans progrès sur les fronts économiques, la transition démocratique finira par se tourner contre elle-même. Et, comme le suggère Chesterton (philosophe anglais du 19e siècle), dans de tels contextes, « rien n’échoue aussi facilement comme le succès!».
La scène politique de 2017, marquée par l’immaturité de ses élites politiques, est plombée par l’inaction et castrée sur le terrain économique. Les méfaits d’une telle situation commencent à se faire sentir dans la vie de tous les jours. Pas seulement au niveau de l’opinion publique, mais aussi au niveau de l’insatisfaction grandissante du citoyen à l’égard de ses élus et élites au pouvoir. Les jeunes au chômage se présentent comme les «mal-aimés» de la démocratie, les salariés de la classe moyenne se sentent comme les «dindons de la farce», tellement ils constatent l’effondrement de leur pouvoir d’achat. La fracture sociale se creuse, comme jamais auparavant!
La démocratie tunisienne, telle qu’elle est gouvernée actuellement, est sous haute pression. Et comme une «bulle» vulnérable, elle risque d’éclater à tout moment si l’économique continue à être sacrifié, par des élites politiques inconscientes des risques financiers et aveuglées par les échéances électorales et le gain de votes lors des prochaines élections (2018 et 2019).
Sauver l’économie et sanctuariser l’économique
La Tunisie de 2018 a besoin de redessiner la trajectoire de son évolution, en insistant sur quatre réformes économiques majeures.
Trajectoire. La gouvernance au sommet de l’État doit temporiser le politique et réhabiliter l’économique. L’«anorexie» économique actuelle est incontestablement liée à l’«obésité» caractérisant les institutions, les mécanismes décisionnels et les enjeux politiques. L’économie est allergique aux tensions sociales et aux incertitudes politiques. Le gouvernement, les parties prenantes et les médias doivent mettre le cap sur les réformes économiques et trouver les compromis et le courage requis pour ce faire.
Et cela requiert du sang neuf dans les divers postes de pilotage de l’économie, passant des ministères agissant sur les dossiers des réformes et des missions économiques jusqu’au niveau de la Banque centrale, sans oublier les organismes à vocation économique en charge de l’aide à la décision et de l’évaluation des politiques économiques. Cela requiert aussi un nouveau leadership mobilisateur et dépoussiéré des pressions politiques et agendas électoralistes. Les instances politiques doivent assumer leur responsabilité et tirer les conclusions de leurs méfaits sur l’activité économique et sur la dégradation du pouvoir d’achat des citoyens.
Réformes urgentes. Quatre réformes courageuses et urgentes sont requises pour 2018.
1- Réformer le marché du travail constitue un passage obligé pour tout effort de relance économique. Une telle réforme doit privilégier la flexibilité des contrats d’emplois et une réhabilitation des incitatifs à la productivité au travail. La création de l’emploi doit incomber d’abord aux entreprises et celles-ci ne peuvent améliorer leur compétitivité sans main-d’œuvre motivée, flexible et payée au mérite de la productivité. Le processus de réforme de ce marché doit réhabiliter le travail productif et la mobilisation des compétences. L’État doit arrêter de subventionner le travail improductif (les chômeurs déguisés). Il doit célébrer l’effort productif, récompenser la pénibilité et valoriser le mérite de sa force de travail. Les politiques de formation professionnelle ont besoin d’une refonte structurelle. En l’état, de nouvelles politiques doivent être instituées pour booster les compétences et la motivation au travail. Le chômage des jeunes diplômés est honteux, injuste et impardonnable pour les gouvernements ayant géré la Tunisie post 2011.
2- Valoriser l’investissement au détriment de la consommation improductive. Le pays s’endette de façon exponentielle, et une partie grandissante de la dette subventionne une consommation superflue, subventionnée et hypothéquant l’avenir des générations futures. Les politiques monétaires doivent encourager l’épargne privée, plutôt que de la sanctionner par un taux directeur démobilisateur (5%). Le gouvernement doit trouver les moyens de mobiliser l’épargne thésaurisée ou engloutie dans la construction et la spéculation immobilière, faute de mieux!
3- Intégrer le secteur informel et faire en sorte que ses promoteurs retrouvent confiance en l’État. Ce chantier doit mobiliser une considérable épargne thésaurisée et la canaliser vers des investissements productifs. Le gouvernement devrait créer un Secrétariat d’État pour gérer le secteur informel et inciter à son implication dans l’économie structurée. La transition démocratique post-2011 a permis la cohabitation de deux économies qui se tournent le dos, une formelle et une autre informelle! Pour 2018, le gouvernement doit agir pour formaliser l’économie informelle et réformer l’économie formelle.
4- Moderniser l’Administration publique. En Tunisie, l’Administration publique est moribonde, tellement elle est rongée par la corruption, par la pléthore, par la fossilisation des procédures et par une hiérarchie accablante, uniquement motivée par les procédures et point par les résultats. La plupart des politiques économiques initiées depuis l’avènement du changement de 2011 sont simplement avortées par une administration publique archaïque et anachronique. Une administration corrodée par l’absentéisme, le copinage et la résistance aux changements fondés sur les nouvelles technologies. Le gouvernement en ligne n’a aucune chance de voir le jour si rien ne change au niveau des structures et valeurs de l’administration. Le gouvernement doit avoir le courage de contrer l’immobilisme de l’administration publique. Ce «dinosaure» qui gruge l’essentiel des impôts des citoyens (pour payer des salaires d’absentéistes) a besoin d’une refonte globale. Une nouvelle loi sur l’administration doit aider à moderniser les processus, ressourcer les valeurs et promouvoir une gestion axée sur les résultats et évaluée de manière systématique. Le chantier de la refonte de l’administration conditionne le succès de toutes les autres politiques publiques et tous les autres chantiers économiques. Augmenter le temps de travail des fonctionnaires devient une nécessité absolue. L’absentéisme doit être banni et neutralisé dans l’ensemble des organisations publiques. Le redressement des comptes de retraites sera aussi incontournable, avec comme corollaire le report de l’âge du départ à la retraite et le gel des embauches de fonctionnaires pour au moins cinq années.
*Analyste en économie politique