Par Lotfi Essid
Le souvenir d’un petit court métrage qui m’avait marqué du temps où j’étais encore étudiant m’a amené à réfléchir sur l’usage que nous faisons de l’Internet et de ses réseaux sociaux.
Dans ce film, une jeune femme sonne à la porte d’une amie et tombe en larmes dans ses bras, aussitôt la porte ouverte. Elle lui raconte sa déconfiture conjugale suite à l’infidélité de son mari. Son amie est contrariée de voir son intérieur superbement propre, souillé par l’intruse qui ressemble, avec son visage défait, sa coiffure ébouriffée et son accoutrement, à un bizarre objet de brocante. Elle lui offre un café que l’autre a vite fait de renverser sur la table du salon. Le liquide coule lentement vers l’extrémité de la table. C’est à ce moment que la jeune femme éplorée choisit d’aller vers la porte vitrée du grand balcon, menaçant de se jeter par la fenêtre. Son amie hésite entre lui porter secours ou courir, après s’être emparée d’un voile de coton au dessus du guéridon, pour empêcher le café de couler sur le beau tapis. Elle choisit la seconde solution et voit avec horreur son amie se précipiter dans le vide, juste au moment ou elle rattrape la rivière de café à l’extrémité de la table. Sauvé le tapis, adieu l’amie.
Ce film donne à voir un cas typique de dématérialisation des sentiments, semblable à celle que nous vivons aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Je me suis amusé à adapter l’histoire à l’heure actuelle et à imaginer comment elle se déroulerait. Par la grâce des échanges sur Facebook ou Twitter, la jeune femme aurait découvert l’écart de son mari en fouinant sur les réseaux sociaux, elle aurait eu les preuves irréfutables de sa liaison. Elle ne se serait pas déplacée chez son amie pour lui apprendre la nouvelle ; elle en aurait parlé avec elle via Facebook, Twitter ou un quelconque site de chat. Elle aurait peut être engagé un avocat en lui fournissant, pour plaider sa cause, les poke abusifs et les chat licencieux qui font foi devant la loi. Peut être, grâce à Internet aurait elle aussi eu la vie sauve.
Suis-je bête ! Aujourd’hui c’est Internet qui pousse au suicide. Les statistiques sont édifiantes : en Grande-Bretagne, le mot Facebook revient, paraît-il, dans une procédure de divorce sur trois, dans une sur cinq en France. Dans ce pourcentage impressionnant il doit bien y avoir quelques suicides.
Il paraît qu’au départ, Facebook devait simplement permettre de retrouver d’anciens camarades d’école, des membres égarés de la famille ou de vieilles amourettes. Avec le temps, c’est exactement le contraire qui s’est produit, on s’approche de gens très éloignés et on s’éloigne des proches. Facebook a été détourné de sa vocation, surtout sous nos cieux où l’on s’empare souvent des plus belles inventions pour les galvauder, les « désusager », comme on fait aujourd’hui avec les réseaux sociaux.
Le Tunisien, casanier par excellence, a beaucoup de temps libre et peu de loisirs ; il se dévoue assidument à cet outil magique, chez lui et sur son lieu de travail. Il en ressort une production impressionnante de sottises et dans le magma de balivernes qu’on peut y trouver, les meilleurs usagers restent ceux qui utilisent Facebook à bon escient en communiquant sincèrement avec leurs proches réels. Peu importe si on trouve parfois dans ces échanges des sentiments exacerbés et une larmoyante nostalgie. Passons sur les sentences puisées dans saintsproverbes.com, du genre : la véritable amitié ce n’est pas d’être inséparables, c’est d’être séparés et que rien ne change. Autres variantes puériles dans la panoplie du bon Facebookeur : bouquets de fleurs, calligraphies liturgiques, belles photos de café fumant, de viennoiseries et autres douceurs et plein d’autres cartes postales adaptées au goût de ceux qui se les échangent ; des gens ordinaires qui n’ont aucune raison d’être gênées par ceux qui les regardent par dessus le dos, les curieux, les oisifs, des voyeurs ; et ceux qui portent des jugements, comme moi maintenant.
Se côtoyer sans se connaitre
D’autres internautes, plus explicites, lancent des bonjours stylisés, comme les poings unis autour du drapeau national. Ces patriotes se sont réconciliés avec des valeurs qui leur étaient indifférentes : un Islam modéré pour tenir tête à l’Islam extrémiste. Déconsidérées sous l’ère Bourguiba et Ben Ali à cause de la mainmise zélée de l’Etat sur les biens identitaires et patriotiques, d’autres appartenances renaissent de leurs cendres : revalorisation du drapeau, de l’hymne et des fêtes nationales.
La reconsidération du premier président et de quelques martyres trouve une place importante dans l’activité des internautes. Au vu de ce qui se passe aujourd’hui, ils deviennent les emblèmes de la droiture et de la bonne gouvernance. Emprunter leur portrait pour en faire sa photo de profil est bien vu et permet d’entretenir encore plus d’amitiés virtuelles et de faire prospérer l’illusion relationnelle.
Autrefois on disait : dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es ? Aujourd’hui qu’on se côtoie sans se connaître, la crédibilité est écornée et les commères virtuelles peu crédibles. Sur les réseaux sociaux, les justes causes sont bêtement défendues, même par les personnes compétentes.
Le Streaming, le flux continu, plat de résistance des facebookeurs, est essentiellement composé de colportage d’informations fraîches ; tout ce qui peut tomber sous la main : rumeurs, mauvaises nouvelles, fausses nouvelles, mais souvent aussi des événements vrais et exclusifs, des scoops passés au crible des sentiments et des états d’âme. Il n’est pas rare que ces exclusivités embellissent, dévalorisent ou favorisent un aspect au détriment d’un autre. Les facebookeuses surtout commettent, sans s’en rendre compte, des délits de faciès, en juxtaposant la photo de leur leader favori et celle de leur patibulaire ennemi politique. Les échotiers de Facebook introduisent souvent leurs messages avec la mention : urgent ou important ou deuil ; il leur arrive d’annoncer un Danger immédiat.
L’outil et la diffusion instantanée sur Facebook sont opportuns et pourraient faire des miracles, mais personne ne prend vraiment au sérieux cet univers où les bonnes réflexions et intuitions sont noyées dans la médiocrité et les réactions convenues.
Je dirai même que ces outils épuisent toutes les capacités de résistance ; ceux qui les fréquentent ont l’impression, en se complaisant derrière l’écran et en jetant leurs balourdises sur la toile, qu’ils font de la résistance. Pour le moment, en tout cas, ça ne vole pas haut. Pour tâter le pouls de la Nation, deviner les tendances profondes et les intentions de vote, les gens de l’élite se rangent aux pronostics de leurs femmes de ménage, leurs jardiniers et des plus avertis de leurs amis sur Facebook, pendant que leurs adversaires ratissent large, aussi bien dans les quartiers populaires que dans les banlieues cossues.
On ne peut pas ne pas évoquer le sexe lorsqu’on parle des réseaux sociaux. Facebook a ses règles et fait semblant, pour ne pas fâcher ses clients pudibonds, de vouloir contenir les tentations galantes. Il y a cependant vaguement dans l’esprit de chaque internaute, le désir de transformer l’amitié virtuelle en présence réelle. Si la majorité des usagers savent, lors d’un chat ou d’un SMS rester dans les limites de la décence, on ne peut pas en dire autant de ceux et celles qui utilisent Facebook comme un terrain de chasse ; comme la fille qu’un ami à moi m’a présentée pompeusement comme sa légitime. En la sentant prolonger le serrement de main en effleurant longuement le dos de ma main avec son petit doigt, j’ai compris qu’elle sortait de la machine et mon ami m’a confirmé qu’il venait de faire sa connaissance sur Facebook.
L’addiction est un autre inconvénient des réseaux sociaux. J’en connais qui confondent vie réelle et vie virtuelle et finissent par tomber dans la dépression.
Pendant ce temps, Facebook and Co continuent à faire du profit à partir du moindre de nos mouvements effectués sur la plate-forme et de la publicité ciblée par les géants du profilage en ligne.
Loin de nous distraire sainement, Facebook nous met à contribution pour développer son commerce relationnel et beaucoup d’autres choses obscures, dont ceux qui regardent en permanence au-dessus de notre épaule, connaissent le secret.
L.E.