Pourrait-on, pour une fois, parler d’un sujet grave, avant qu’il ne s’impose à nous ? Consacrer des instants pour alimenter une réflexion autour d’une question qui n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air ? Cela dérange ceux qui ont fait une rente politique de la résignation, tous ceux qui veulent prospérer sur la descente aux enfers de la gauche tunisienne. D’ailleurs, la question brûlante est celle-ci : quelle visée politique et, au-delà, quelle idée de la démocratie peuvent conduire la gauche à nouer une «sainte alliance» avec les islamistes ? À une trahison de cette ampleur ? Par quelle mystérieuse alchimie des faits participe-t-elle à ce désastre ? De quel principe s’autorise-t-elle ? De quelle logique idéologique témoigne-t-elle ? Les réponses à ces questions permettent de mieux comprendre l’obtuse impavidité de cette «politique». Troublante aura été la passivité de plusieurs figures historiques de la gauche tunisienne qui semblent accepter cette «alliance» quand elles ne la célèbrent pas ! Ce qui est évidemment terrible pour un mouvement d’émancipation politique et sociale renvoyé, depuis le 14 janvier 2011, au mauvais rôle, celui de l’»idiot utile» des islamistes. Il ne faut pas croire que, derrière ce spectacle dérisoire, les valeurs de la gauche demeurent intactes, bien au contraire, celles-ci sont désormais l’objet d’un grand désarroi. Car, l’arrogance mortifère de plusieurs «bien-pensants» gauchistes, confits dans un arrivisme misérablement abject qui fait feu de tout bois depuis quatorze ans, ne cesse de délivrer le message «incorrect» du gauchisme, et la déraison semble plus que jamais gouverner les esprits. Quand tout le monde est chef ou porte-parole de la gauche, il n’y a ni l’un ni l’autre. Il n’y a que dans le carnaval que chaque clown affûte le rôle de tous les autres ! Cette réalité est terrible, car, elle éteint tout espoir de renflouement de ce bateau coulé et risque de fracturer encore l’espace progressiste dans notre pays.
Par cette trahison, la gauche possède, aujourd’hui, une tonalité tragique, une plus grande noirceur que les discours des obscurantistes. Elle contribue donc à la destruction de l’ordre moderniste dont elle tire ses valeurs, trop introvertie pour réaliser qu’elle est menacée de sortir de l’histoire. C’est la honte d’une gauche obnubilée par le spectre de la «différenciation», le déshonneur d’un mouvement émancipateur qui a enfoui sa passion de modernité. En politique, quand la machine à détruire les principes et les valeurs d’un mouvement est lancée, rien ne l’arrête. Où sont passés les militants de gauche qui ont lutté avec acharnement, depuis les années soixante, contre l’extrémisme religieux? À de rares exceptions près, ils brillent hélas par leur absence. Pire encore, certains «éternels pétitionnaires» et quelques officines droits-de-l’hommisme à sens unique ont honteusement cautionné cette «alliance diabolique».
La gauche tunisienne est, aujourd’hui, punie par là où elle a péché. D’une part, elle paie une incapacité à nommer ses problèmes insidieux et infiniment profonds pour se donner une chance de les régler, d’une autre, elle perd le reste de sa crédibilité en empruntant la plus suicidaire direction. Celle de l’alliance avec les islamistes. Si elle ne renoue pas urgemment la chaîne brisée de son histoire, ne réactualise pas son présent par un retour aux sources elle ne sera plus que la caricature d’elle-même et seuls ses «ennemis mortels» en sortiraient renforcés. Qu’ils soient politiques ou religieux.
Les plus à plaindre, dans cette dérive, sont les lanceurs d’alerte, qui ont été systématiquement ostracisés et calomniés. Personne ne peut donc exclure le scénario vertigineux d’une porte qui se ferme et un slogan de mouvement : «Adieu la gauche» !