Depuis des mois, le respect du «sacré» ou des «mœurs» est le prétexte à de nombreuses atteintes commises. Il n’en fallait pas davantage pour que les associations de défense de droits de l’Homme tirent la sonnette d’alarme. Eclairage
«Ghazi Béji, l’un des jeunes impliqués dans l’Affaire des caricatures (…) vient d’obtenir l’asile en Roumanie. Il est ainsi le premier réfugié politique tunisien de l’après révolution. Jabeur son ami est quant à lui encore en prison.»Tout est dit. Nous sommes le lundi 16 juillet, Olfa Riahi, journaliste et bloggeuse qui suit l’affaire dite des «deux caricaturistes de Mahdia» depuis le début annonce la nouvelle sur Facebook. Malgré son entrée illégale dans le territoire roumain, pour laquelle il risquait l’expulsion, Ghazi a finalement obtenu l’asile. Facilement. Les autorités roumaines devaient le lui accorder le plus rapidement possible. Sa vie était en danger dans les camps où il s’était réfugié. Là bas, un Palestinien l’avait «agressé, arraché un bout de chair, avant de lui lécher la plaie». Il avait eu vent de ses troubles en Tunisie et notamment de son (absence de conviction». Rapidement et facilement, Human Rights Watch (section Tunis) qui suit l’affaire de près, a envoyé une lettre d’appui. Et les arguments ne manquent pas. «Nous avons expliqué que si Ghazi était renvoyé en Tunisie, il risquerait la prison et la persécution en raison de ses opinions. Sa mère a d’ailleurs été agressée», nous a confirmé Amna Guellali, chef de la section HRW. Et les arguments sont malheureusement bien multiples. Car Ghazi n’est pas seul. Jabeur , le co-accusé, toujours en Tunisie a été condamné à sept ans et demi de prison au terme d’un procès expéditif où tout lui sera refusé dont l’expertise médicale. Il purge en ce moment sa peine dans des conditions difficiles. «Etre condamné pour athéisme équivaut à être condamné à mort dans les prisons», nous confie-t-on à son propos. Athéisme ? Le mot pourtant n’apparaît nulle part dans l’arrêt de la Cour d’appel de Monastir. Pire, le juge reconnaît même la liberté du coupable…tout en usant du fameux article 121 paragraphe 3 du code pénal relatif «aux troubles à l’ordre public». «Le juge tout en considérant qu’il est libre le condamne. Il lui fait porter la responsabilité de sa liberté. Soit on est libre, soit on ne l’est pas !», s’indigne l’avocate Bochra Belhaj Hmida.
La multiplication de faits troublants
La Tunisie postrévolutionnaire vient donc d’avoir son premier exilé d’opinion…Est-ce un signe, un indice révélateur ? Car depuis des mois, l’étau se resserre autour des libertés individuelles (voir encadré). Deux mots notamment, inspirent les pires craintes aux associations : les mœurs et le sacré. Le 5 juillet, Raafa Ayadi, enseignante de son état, sort d’un restaurant de la capitale au terme d’une soirée entre amis. Arrêtée par la police, la jeune femme pense tout d’abord à un simple «contrôle de routine». Mais de fil en aiguille, et parce qu’elle a demandé les «raisons de la lenteur du contrôle», elle vit une soirée «difficile». «Traitée comme un criminel», «insultée», «menacée», elle s’entend dire par l’un des policiers que «s’il avait une sœur habillée comme ça il l’aurait tuée». Après une nuit de terreur, elle est forcée d’apposer sa signature en bas d’un document, une main courante…selon laquelle elle «a refusé de présenter ses papiers au moment du contrôle», «sentait l’alcool» et «insultait la police». Traumatisée, la jeune femme a décidé de porter plainte. Le procureur a renvoyé l’enquête auprès de la police dont un bon nombre «se sont déjà désolidarisés des agissements de leurs collègues». Aussi grave soit-il, le cas de Raafa Ayadi n’est pas isolé ? Il y a les cas connus, ceux qui à l’instar de Raafa ou de Rim El Benna ont fait un tapage médiatique ou/et sur les réseaux sociaux. Et puis il y a les autres. En l’espace d’un mois, Bochra Bel Hadj Hamida s’est chargée de deux dossiers. Sa cliente, propriétaire d’une agence de voyages était allée chercher un client à l’aéroport et s’apprêtait à l’accompagner à son hôtel. Une patrouille l’arrête sur la route qui les mène à La Goulette pour un «contrôle de routine». Insultée, agressée verbalement, elle est humiliée devant son client qui assiste impuissant. «Pourquoi prendre celle-là, nous avons beaucoup de p****», aurait même déclaré l’un des officiers. Elle passe la nuit au poste avant d’être déférée directement devant le tribunal…pour écoper de deux mois de prison pour agression verbale à l’encontre d’un fonctionnaire. Mais à la suite d’une plainte qu’elle a déposée, son dossier est actuellement à l’étude et une enquête est en cours. «Généralement, lorsque sept cas arrivent à la cellule d’écoute de l’association, cela signifie qu’il y en a une vingtaine non déclarés», souligne Ahlem Belhaj. La présidente de l’ATFD (Association Tunisienne des Femmes Démocrates est d’autant plus préoccupée que selon elle, cette violence ciblant en particulier les femmes, n’est pas nouvelle, «simplement» exacerbée. Car faut-il le rappeler, selon une enquête publiée par l’ONFP 47,6% des femmes âgées de 18 à 64 ans ont déclaré avoir subi au moins une forme de violence dans leur vie. «Après la Révolution, nous avons assisté à une violence politique exercée par des groupes qui ont pris la femme pour cible. Car quand on parle de morale en Tunisie, on parle de femme qui ne respecte pas la morale. Et on s’acharne à les culpabiliser». Avant de poursuivre : «Historiquement, les politiques ont toujours décidé comment les femmes doivent s’habiller. Bourguiba a enlevé le safsari, le MTI (ndlr : mouvement de tendance islamique) a voulu imposé le voile puis Ben Ali l’a interdit. Il est inacceptable que les politiques décident pour les femmes. Le corps des femmes leur appartient. Nous sommes des citoyennes avant tout», conclut-elle.
L’alcool, le paradoxe tunisien
Sacré, corps des femmes…et alcool. Le triptyque de l’interdit est ainsi formé. Car depuis des mois, une guerre sans merci est livrée à l’alcool, notamment dans certaines régions de l’intérieur. Hédi Ben Romdhane, le président de la section de la LTDH de Jendouba s’en souvient encore lorsqu’en mai dernier, les habitants de la ville ont été les témoins d’une attaque en règle, menée après mise en garde et intimidation, d’un groupe de salafistes contre deux bars et un hôtel de la ville. «Vous avez trois mois saints pendant lesquels vous n’allez pas travailler», auraient-ils déclaré aux propriétaires. Les salafistes qui s’attaquent à des débits de boissons forçant régulièrement les maitres des lieux à renforcer la sécurité…quasi habituelle ou du moins normal. Mais un témoignage d’une citoyenne française pour le moins troublant a été relayé sur Facebook par Lina Ben Mhenni dans son blog «The Tunisian Girl». Un fait particulièrement troublant a été relayé «Je rentrais de Paris, comme d’habitude j’ai acheté deux bouteilles d’alcool de la duty, les bouteilles étaient emballées dans un sac en plastique transparent. À la sortie de l’aéroport Tunis Carthage juste après le passage de la police je gagne la sortie là ou il y a le contrôle des douanes. En sortant, un agent de la douane m’appelle et m’oblige de cacher les bouteilles dans un sac opaque, autrement il ne me permettra pas de sortir», écrit Liliane Van Mol Chekir. Policiers, douaniers, magistrats «moralisateurs»…Et si l’appareil de l’Etat était au service d’un projet déterminé ?
Le spectre de 2004
En 1985 et en 2004 avaient eu lieu des campagnes de respect des mœurs. La première, sous un Bourguiba vieillissant, était «une manœuvre politicienne pour contrer les islamistes, menée par le ministre de l’Intérieur», dixit Ahlem Belhaj.
La deuxième avait été nettement plus «sanglante». Arrestations, intimidations, femmes malmenées, elle restera dans les annales et se soldera par un lourd bilan : près de 300 arrestations pêle-mêle de «couples» automatiquement déférés devant le tribunal. Et les craintes et préoccupations sont d’autant plus présentes que la campagne des mœurs de 2004 avait préparé le terrain à une campagne contre la loi sur le harcèlement sexuel. Elle avait permis d’insérer un cheval de Troie : le fameux article 226 bis relatif à l’atteinte aux bonnes mœurs ou à la morale publique en vertu duquel le citoyen risque 6 mois de prison. Dépassements, excès de zèle de fonctionnaires ou campagne de mœurs orchestrées ? Les organisations de droits de l’Homme ne veulent pas se prononcer pour «manque d’éléments». Et les autorités rassurent. Rencontré par les associations féministes pour la constitutionnalisation des droits des femmes, Mustapha Ben Jaafar «avoue son étonnement et promet de diligenter une enquête et de répertorier les cas». «Ce qui nous dérange est que pendant une longue période, l’Etat n’a pas assumé son rôle de protecteur des citoyens. Il n’y a pas eu suffisamment de fermeté dans la lutte contre ces pratiques», a indiqué Ahlem Belhaj qui tout en prévoyant d’adresser dans les prochains jours une lettre au ministre de l’Intérieur s’interdit de tirer les moindres conclusions. «Les dépassements comme la campagne m’inquiètent. Mais je suis davantage inquiété par ceux qui sont derrière tout cela», conclut pour sa part Abdessater Ben Moussa, le président de la LTDH.
Azza Turki