C’était le… 14 janvier 2011

S’il est un art où les Tunisiens excellent, c’est celui de la commémoration. Ils ont toujours eu un rapport particulier avec l’histoire de leur pays. Ils la portent. Parfois, ils réussissent même à l’incarner. Le 14 janvier 2011 était comme le (vrai) cauchemar qui précède le (faux) rêve ! La veille le président de la République Zine  el  Abidine ben Ali a prononcé un discours qui résume bien la célèbre citation de Clemenceau: «Tout le monde peut faire des erreurs et les imputer à autrui : c’est faire de la politique». Le matin les scènes sur l’avenue Habib Bourguiba et dans les rues adjacentes sont effroyables : la fumée et le feu obscurcissent l’espace. Vitres cassées, véhicules détruits et débris qui jonchent le sol. Dès ces premières étincelles, on sent que les événements vont de travers. Durant quelques minutes, des gens entrent et sortent d’un bâtiment en dérobant une pendule, des vêtements, un téléviseur… Il ne s’agit pas d’un squat abandonné, mais d’une grande surface pillée par une foule effrayante et lyncheuse et dont les agents ont soudainement disparu.
Devant le ministère de l’Intérieur, un spectacle insane, donné par des braillards populistes, tartufes islamistes, ultranationalistes et hyperlaxistes, a contribué à hystériser les passants sous le regard sombre de quelques policiers. L’homme est un «animal de horde», précisait Sigmund Freud.

«L’hystérie collective est une maladie contagieuse», écrivait Gustave le Bon dans «Psychologie des foules»,  publié en 1895 ! La rébellion contre le régime de Ben Ali est là, la violence aussi, et la mèche de départ, toujours un prétexte auquel «un beau jour», le peuple ne consent plus. Ici, tout ce monde joue à être l’opposant sauf ceux qui le sont ! Les vrais opposants qui ont osé défier le pouvoir, ses intimidations, son système policier à sa botte et le reste ont reçu peu de soutien chez ceux qui réclament aujourd’hui le départ de Ben Ali : «Dégage» est le slogan le plus significatif de cette escalade verbale. Al-Jahedh, ce visionnaire, n’avait pas vu venir celui-ci. Dans la longue liste des slogans qu’il a attribués aux révolutionnaires  arabes et musulmans de son époque, il aurait dû faire figurer le mot «Dégage». Faudra-t-il aujourd’hui, avant de le prononcer, émettre un avertissement à l’attention des oreilles sensibles de ceux qui se sont emparés du pouvoir ? «Nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles», écrit Proust dans «Du côté de chez Swann». En voici un.
Une abondante coulée de chaud enrobe le froid qui s’est réveillé tôt ce matin tel un vampire.  Elles sont énervantes, ces rues qui n’ont pas vieilli dont la fameuse Ibn Khaldoun ! En la traversant, j’ai croisé le grand académicien et ancien ministre de la culture Mohamed Yaâlaoui accompagné de sa femme. Il avait la voix traînante et légèrement nasillarde, le rire frais et prompt à jaillir, l’esprit volontiers facétieux. N’étant plus en mesure de voir, il voyage quelques instants dans la voix de son interlocuteur, et l’intensité du regard intérieur donnait à ses yeux presque morts la lumière de la vie. Notre petite troupe traverse cette rue courte et gaie comme un sonnet ou une chansonnette (taktouka). Une foule nous regarde de loin. Ils sont trop nombreux et trop décontractés pour être des policiers en civil ! Le Grand professeur n’a pas mâché ses mots : «La révolution, c’est long, surtout vers la fin, quand les haines et les ressentiments se déchaînent». Et d’ajouter avant qu’il ne s’évapore avec sa femme vers la place Barcelone pour prendre leur voiture : «Ne cherche pas pour autant dans mes propos une défense de Ben Ali et son régime. Sujet à l’histrionisme, ce militaire obsédé par «la sécurité», volontiers bileux, à l’occasion idiot utile des islamistes est maintenant facile à diaboliser. Mais comme dans l’œuvre de notre grand oublié, le romancier Béchir Khrayef, ces personnages ne font qu’une chose, s’enfoncer».
Il s’est avéré après dix ans qu’il n’est pas plus méprisant envers les «révolutionnaires» qu’un arriviste de la vingt-cinquième heure. Ou qu’un baron de l’ancien régime reconverti en militant de la cause «révolutionnaire» !

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