Changement de cap

La nouvelle n’a pas fait grand bruit quand l’info est tombée, lundi dernier, sur le fil des agences de presse, à commencer par l’agence nationale. Et pourtant ! C’est le genre d’information qui, vu les circonstances mondiales, aurait dû soulever des avalanches de critiques ou, pourquoi pas, une vague d’adhésions, en raison de son lien avec la Russie, en « opération spéciale » en Ukraine depuis 19 mois, un sujet qui fâche nos amis américains et européens, et avec la souveraineté nationale.
Il s’agit du déplacement de notre ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar, à Moscou, pour une visite de travail de 24 heures (26-27 septembre 2023), à l’invitation de son homologue russe Sergueï Lavrov. Quel travail aurait Nabil Ammar en Russie ? De quoi pourrait-il parler avec son homologue russe au moment où les traditionnels alliés de la Tunisie, américains et européens, sont en totale rupture avec le président russe, Vladimir Poutine, et qu’ils exhortent les pays du Sud à sortir de leur neutralité et à condamner l’agression de l’Ukraine par la Russie. Ce que la Tunisie refuse de faire, comme beaucoup d’autres pays arabes, musulmans, africains, asiatiques, latinos…
Cette visite n’est donc pas un fait politique ou diplomatique anodin, la Tunisie démontrant ainsi qu’elle est sortie de sa soumission, de son suivisme, et qu’elle exerce désormais une diplomatie souveraine dans le but de trouver des solutions à ses propres problèmes dont en premier, celui des céréales. Cette année 2023, la récolte céréalière a été catastrophique et il s’agit de combler le grave déficit en blé dans un marché mondial perturbé par le conflit russo-ukrainien.
Le ministère des Affaires étrangères, de la migration et des Tunisiens à l’étranger a expliqué dans un communiqué que cette visite officielle s’inscrivait dans le cadre de «la volonté des deux pays de renforcer leur coopération »… qu’elle constituait « une opportunité pour appuyer les efforts africains visant à résoudre le conflit russo-ukrainien dans le cadre de l’initiative africaine pour la paix »… et qu’elle servirait d’«outil de renforcement des efforts des Nations unies et de la communauté internationale pour relancer l’accord sur les exportations de céréales à travers la mer noire ». On notera que c’est dans le dossier des céréales que la Tunisie peut espérer concrétiser un accord bilatéral avec la Russie. Le reste la dépasse. Mais on peut imaginer le véritable objectif de cette visite, au cours de laquelle le ministre des Affaires étrangères était accompagné par la Directrice générale de l’Office des céréales, du moins du côté tunisien, à savoir l’opportunité pour la Tunisie d’importer des céréales russes en quantités suffisantes et à des prix préférentiels. La demande a déjà été évoquée une première fois par Nabil Ammar, en juillet dernier, auprès de Sergueï Lavrov lors de la participation de la Tunisie à la deuxième édition du Sommet Russie-Afrique, à Saint-Pétersbourg (Russie). Cette fois, il s’agit pour Nabil Ammar d’améliorer les négociations et d’élargir le champ des échanges (engrais, notamment) dans le cadre d’une volonté commune de renforcer la coopération bilatérale entre les deux pays.
La géopolitique mondiale est en pleine reconfiguration avec l’émergence des Brics et propice à la construction de nouvelles relations internationales basées sur le respect mutuel des intérêts de chaque pays. Kaïs Saïed a écarté l’éventualité d’un accord avec le FMI sous les conditions inacceptables de l’institution financière et a fait le choix de ne compter que sur les capacités propres de la Tunisie pour tenter de sortir de l’impasse financière.
En cherchant de nouveaux débouchés commerciaux avec la Russie (pourquoi pas avec la Chine aussi), la Tunisie a décidé de changer de cap, de ne plus rester les bras croisés et attendre que ses amis occidentaux desserrent leur étau financier.
L’important sujet du voyage du ministre des Affaires étrangères à Moscou a été éludé par celui du découpage territorial de la Tunisie en cinq districts, en prélude aux élections des premiers Conseils locaux dans l’histoire de la Tunisie, prévues le 24 décembre prochain. Un tollé a accompagné la publication du décret présidentiel n°2023-589 dans le JORT relatif à ce découpage, comme à chaque décision en provenance de Carthage, qui tombe comme un couperet. Et pour cause : tout se fait dans la plus grande discrétion et aucun service après-vente n’est proposé. Chacun, chacune, doit interpréter comme il peut, ou comme il veut. Aucun moyen, donc, de prédire l’issue heureuse ou malheureuse d’une telle initiative avant de la tester en grandeur nature.
En attendant, les plateaux TV et radio investis d’experts de tout acabit s’en sont donné à cœur joie soit pour mettre en miettes un projet aussi « inutile », soit pour défendre ce projet qui, dit-on, était dans les tiroirs et qu’Ennahdha n’a pas eu l’audace de mettre à exécution quand elle avait les commandes du pays.
D’ailleurs, il faut remonter encore plus loin dans l’histoire du pays pour découvrir que l’expérience avait été tentée par les beys husseïnites et même par le colonisateur français, sans succès. Ce genre de découpage avait été décrété, mais jamais mis en œuvre.
Le débat, voire la polémique, autour de cette question ne se situe pas uniquement sur ces plateaux médiatiques. Il se déroule ailleurs, entre ceux qui considèrent que, au-delà du tracé de ces nouveaux districts, le plus grand problème demeure celui de définir l’autorité qui présidera les affaires de la région et d’en délimiter les attributions. Pour ceux-là, il y a un risque majeur, celui de raviver les clivages régionaux, tribaux et claniques.
Mais il y a aussi ceux qui voient cela d’un bon œil et qui considèrent que le nouveau découpage ouvrirait la voie à un développement global de l’ensemble des régions en Tunisie et abolirait le tribalisme et le régionalisme pour construire l’unité nationale. Il permettrait d’aller dans le sens d’une dynamique de développement intégrée sur la base de plans de développement nationaux qui prendraient en compte les particularités régionales et locales. Il ne s’agit nullement de créer des entités districales.
Finalement, s’il continue à alimenter le débat, le découpage aura bien lieu et on doit s’armer de patience pour voir s’il va jouer réellement le rôle qu’on lui attribue, celui du rapprochement des régions intérieures du littoral et de leur intégration économique et sociale.

De l’avis général, la Tunisie a besoin d’un nouveau modèle de développement pour renverser la vapeur et renouer avec la croissance économique.

Pourquoi, donc, réfuter le changement de cap ?

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