Comme tous les mois de janvier de chaque année, notre pays a connu ces derniers jours la saison des contestations et des manifestations dans les quartiers à la périphérie des grandes villes. Ces manifestations ont eu lieu au moment du confinement décidé par le gouvernement dans une tentative désespérée de faire face à la propagation sans précédent de la pandémie Covid-19 qui a provoqué une crise sanitaire extrême.
Ces protestations nocturnes ont eu lieu dans un contexte marqué par la montée des tensions entre les jeunes et les forces de l’ordre. Ainsi, l’agression contre un berger par un agent de police dans la ville de Siliana et qui a été largement partagée sur les réseaux sociaux a participé fortement au rejet des pratiques et de cette agressivité des forces de l’ordre vis-à-vis des jeunes. Parallèlement à cet incident, des affrontements ont opposé les forces de l’ordre à un groupe de jeunes des supporters du Club africain et ont conduit à l’arrestation d’un grand nombre de ces jeunes dans une caserne jusqu’à une heure tardive de la nuit et dans des conditions difficiles.
Ces affrontements ont renforcé les tensions et la violence dans les rapports entre les forces de l’ordre, les institutions de l’Etat de manière plus générale, et les jeunes dans les quartiers tout autour des grandes villes. Ces manifestations nocturnes sont venues exprimer ce décalage et cette rupture entre les rêves des jeunes et des enfants de la Révolution et les institutions de l’Etat.
Ces manifestations ne sont pas éloignées du contexte politique et social et viennent s’inscrire dans une longue vague de mouvements et de contestations sociales dans les différentes régions de l’intérieur parmi lesquels le sit-in du Kamour et les mobilisations à répétition dans la région du bassin minier. Ces mobilisations et ces mouvements sociaux sont l’expression de l’ampleur de la crise sociale que nous traversons depuis des années et de l’incapacité du « Système », ou de l’ordre économique et social, à trouver des réponses aux différentes crises et à réussir notre transition démocratique.
Mais, avant d’évoquer l’origine des crises économiques et sociales, nous voulons formuler deux écueils méthodologiques à éviter. Le premier concerne la nécessaire sortie de la théorie du complot dans l’analyse et la lecture de ces évènements et de ces manifestations. Cette approche cherche à rejeter la responsabilité sur l’autre dans les crises sociales. Ces évènements sont alors le résultat d’un groupe de casseurs manipulés par des forces occultes qui cherchent à nuire à notre pays et à remettre en cause la stabilité de notre système politique.
Pour construire une lecture pertinente et rigoureuse de ces évènements et des crises sociales, nous devons rompre avec cette grille d’analyse et suivre une autre approche méthodologique totalement différente qui cherche à comprendre les raisons profondes de ces contestations dans les échecs de nos choix et de nos politiques.
Le second écueil méthodologique qu’il est nécessaire d’éviter est celui de la nostalgie du passé qui considère que la Révolution est à l’origine de tous les maux que nous connaissons, dans la mesure où notre pays était dans une grande stabilité politique et sociale. Cette vision idyllique du passé ne résiste pas à deux critiques importantes. La première est le fait que les crises sociales ont commencé à apparaître et à se développer à partir du tournant du siècle avec l’effritement du contrat social. Depuis cette époque, nous avons connu une montée du chômage et particulièrement du chômage des diplômés. On a également enregistré une montée des inégalités régionales et de la marginalisation des régions de l’intérieur qui étaient à l’origine des premiers mouvements sociaux dans ces régions, et particulièrement la région du bassin minier.
La seconde critique de cette grille de lecture idyllique est liée à l’impossibilité d’un retour en arrière comme l’appellent de ces vœux certains partis politiques.
La lecture et l’analyse des crises sociales doivent partir du « système » lui-même et non pas du passé ou de facteurs externes comme le suggèrent les théories du complot. Ce choix méthodologique nous permettra de comprendre les échecs et de comprendre que le choix de « changer le système » passera par la formulation de nouveaux choix et de nouvelles options politiques.
L’échec du « système » est le résultat de quatre facteurs majeurs. Le premier concerne les grandes transformations que notre pays a traversées au cours des deux dernières décennies. Parmi ces grandes transformations, on peut citer le développement des grandes villes et l’émergence de grandes ceintures urbaines avec une grande densité de population qui vont devenir des lieux de grande marginalité face à l’incapacité de l’Etat à fournir les services de base en matière de santé, d’éducation ou de culture. Ces quartiers vont devenir des lieux de dissidence, de violence et de conflit avec les institutions de l’Etat qui ont opté pour la solution sécuritaire en guise de réponse.
Parmi ces grandes transitions, on peut aussi mentionner le développement rapide de l’enseignement supérieur qui a été à l’origine d’une augmentation sans précédent du nombre de diplômés qui ont dépassé les 60 000 par an. Mais, le système économique n’a pas été en mesure de leur procurer un emploi, ouvrant la porte au chômage des diplômés qui vont jouer un rôle important dans la mobilisation sociale à partir du début du siècle aboutissant à la Révolution.
Il faut aussi souligner le recul du système éducatif et de son inadéquation avec les mutations et les transformations sociales. La crise du système éducatif va produire un grand nombre d’exclus et l’échec scolaire va toucher près de 100 000 enfants par an. Ces jeunes en situation d’échec vont constituer une cible pour les mouvements de djihadistes ou des candidats pour les bateaux de la mort et de l’immigration illégale.
On peut évoquer bien d’autres transformations ou grandes transitions dans notre pays. Mais, d’une manière générale, l’ensemble de ces transitions n’ont pas été analysées par le « système » qui n’a pas été en mesure d’apporter des réponses aux nouveaux défis.
Le second facteur qui est au cœur de la crise du « système » réside dans la poursuite des choix traditionnels dans les politiques publiques au cours des deux dernières décennies. La reproduction de l’ancien ne s’est pas limitée à un domaine particulier mais a touché l’ensemble des domaines de la vie publique, de l’économie à la santé en passant par la culture et l’éducation. L’ordre régnant s’est reproduit sans chercher à se renouveler et à créer de nouveaux paradigmes et de nouveaux choix en matière de politiques publiques.
Le troisième facteur dans la crise du « système » provient de l’échec des institutions de l’Etat dans la formulation de programmes prospectifs pour répondre aux grandes transformations et aux grandes transitions que nous traversons. Ces institutions sont devenues une source importante de crise dans la mesure où elles ne font que reproduire les schémas du passé et ne sont pas en mesure d’inventer de nouveaux choix et de nouvelles politiques.
La quatrième raison de la crise du « système » réside dans la domination de la vision modernisatrice au sein des institutions de l’Etat et auprès des élites. Dans cette vision, l’Etat est porteur de la vérité absolue que tous les autres acteurs doivent suivre et mettre en place. Les institutions de l’Etat sont engagées dans la mise en place de cette vision, y compris en recourant à la violence légitime. Cette démarche exclut toute écoute de l’autre et particulièrement des jeunes et de la dissidence.
L’ensemble de ces facteurs sont au cœur de la crise du « système » et son incapacité à répondre aux enjeux et aux nouveaux défis des transitions en cours.
Ces crises à répétition exigent un changement radical du « système ». De ce point de vue, cet objectif se différencie des objectifs des mouvements populistes qui cherchent à récuser toutes les institutions intermédiaires pour parvenir à une représentation directe du peuple. Dans notre perspective, « changer le système » vise à la révision de nos grands choix économiques et sociaux, et de notre système de gouvernance afin de construire un nouveau contrat social capable de faire renaître l’espoir dans notre capacité à construire une nouvelle expérience et à ouvrir une nouvelle page de notre histoire.
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