Changer l’ordre global est toujours d’actualité !

La disparition du grand penseur et intellectuel Samir Amin au cours du mois d’août 2018, a laissé un grand vide et une grande peine auprès de ses amis, des penseurs et des activistes du Sud et dans le monde entier. A titre personnel, cette disparition a provoqué beaucoup de chagrin, non seulement du fait de la contribution intellectuelle de Samir, comme j’ai eu l’habitude de l’appeler en toute simplicité, mais également de la relation forte et de la grande complicité que j’ai pu établir avec lui depuis notre première rencontre au milieu des années 1980. Depuis, une amitié et une complicité se sont créées entre nous. Mais, au-delà de l’amitié, il y avait également une grande proximité qui m’a valu l’honneur, fait rare pour un intellectuel de renom, d’être invité à écrire des essais avec lui. Cette amitié et cette proximité ont amené certains à me considérer comme son héritier intellectuel.
L’importance de Samir Amin réside de mon point de vue dans deux dimensions essentielles. La première est qu’il a réussi une école de pensée à travers ses recherches depuis la fin des années 1950 et qu’on a appelé l’école de la dépendance qui met l’accent sur la forte dépendance des pays nouvellement indépendants du fait du caractère inégal du système mondial. Et, Samir d’appeler à la nécessité d’une révolution sur le système global afin de le changer de manière radicale et d’assurer les conditions du développement des pays du Sud. Cette école de pensée avait exercé une influence majeure sur le cours des idées et des politiques au niveau global de la fin des années 1950 jusqu’à la fin des années 1980.
L’importance de Samir Amin réside également dans la reconnaissance que ses travaux et ses analyses ont eue au niveau global pour passer d’intellectuel arabe à un intellectuel international. Ses essais ont été traduits dans toutes les langues et ses théories ont été enseignées dans les grandes universités du monde où il était accueilli afin de présenter des conférences.
Les dirigeants du monde entier ainsi que les responsables politiques n’hésitaient pas à le consulter sur les grandes questions globales. Il était également invité aux réunions mondiales et particulièrement aux Sommets des pays non alignés.
Je suis revenu à Samir Amin ces derniers jours et à ses analyses et sa critique radicale du système global qui est derrière les inégalités entre les nations dans le monde. Dans ses analyses, il a souligné que ces inégalités sont derrière la dépendance des pays du Sud, et à l’origine de l’absence de souveraineté politique et économique.
J’ai eu de longues discussions avec Samir Amin sur cette lecture de la situation de la globalisation au cours des dernières années. Je lui ai adressé quelques critiques et j’ai considéré que cette grille de lecture de la globalisation marquée par le conflit et la lutte entre le Nord et le Sud, n’est plus pertinente devant les développements récents du monde. Si cette lecture était pertinente et permettait de comprendre l’évolution du monde à la fin des années 1950, et avec l’arrivée d’un grand nombre de pays nouvellement indépendants sur la scène internationale, elle devenait inopérante à partir du milieu des années 1990 avec les changements majeurs et plus particulièrement l’avènement des pays émergents comme la Chine ou l’Inde comme puissances économiques globales. Samir Amin n’acceptait pas ces critiques et considérait qu’il y avait des facteurs structurels qui étaient à l’origine du développement inégal du système mondial et qui rendent le développement des pays du Sud un rêve lointain.
Or, lorsque nous cherchons à analyser les développements de l’ordre global post-pandémie de la Covid-19 et en dépit des opportunités ouvertes par la globalisation, on ne peut que nous rendre à l’évidence de l’existence de facteurs qui sont au cœur des inégalités et d’une grande injustice et qui demandent des changements radicaux.

Des formes classiques de la dépendance
Les théories de la dépendance de Samir Amin avaient exercé une influence sur l’analyse de l’économie mondiale depuis la fin des années 1950. La question à l’époque était de savoir comment les pays du Sud pouvaient renforcer leur indépendance politique par une indépendance économique en construisant des économies nationales qui peuvent rompre avec l’économie coloniale et la dépendance vis-à-vis de la métropole.
Samir Amin est venu suggérer que cette transition politique et économique ne pouvait pas se faire dans un système mondial et qui devait changer de manière radicale pour créer les conditions objectives pour l’affranchissement des pays du Sud de cette dépendance.
Dans ses analyses, Samir Amin a mis l’accent sur un grand nombre de facteurs qui reproduisent la dépendance des pays du Sud. L’un des premiers facteurs est celui du système global des prix où les prix des produits exportés par les pays en développement, particulièrement les matières premières, sont maintenus à un niveau bas alors que les prix des produits manufacturés exportés par les pays développés sont fixés à des niveaux très élevés. Ce fossé est à l’origine d’un transfert de valeurs des pays en développement vers les pays développés.
Samir Amin a également évoqué le transfert de technologie des pays développés vers les pays en développement qui ne s’accompagne pas d’une maîtrise locale des technologies transférées et perpétue par conséquent la dépendance technologique.
Parmi ces facteurs de dépendance, Samir Amin a également mis l’accent sur le financement du développement et plus particulièrement l’endettement qui est au cœur de la perpétuation de l’exploitation du Sud par le Nord.
Ces analyses et ces lectures ont exercé une large influence au niveau international et ont manifestement influencé la demande des pays non-alignés et le Groupe des 77 d’un nouvel ordre économique international dans les années 1970. Et, ces pays ne se sont pas arrêtés au niveau de la revendication, mais ont essayé d’y parvenir pour sortir du cercle vicieux de la dépendance. Ainsi, ils ont imposé une forte revalorisation des prix des matières premières après l’embargo effectué par les pays de l’OPEP après la guerre de 1973.
Par ailleurs, ces pays ont cherché à mettre en place de nouvelles institutions en matière de financement comme la Banque africaine de développement ou la Banque islamique de développement et bien d’autres institutions financières pour échapper à la domination de la Banque mondiale et du FMI.
Mais, ces analyses vont connaître un important recul à partir de la fin des années 1980.

La fin de la dépendance ?
Ces analyses et ces théories ont connu un important recul à la fin des années 1980 pour plusieurs raisons. La première concerne la contre-révolution néolibérale que le monde va connaître avec l’arrivée de Tatcher et de Reagan au pouvoir et le recul qui s’est ensuivi des idées socialistes ou radicales. On peut également mentionner la crise de la dette qui a commencé au Mexique en 1982 et qui a touché un grand nombre de pays en développement. Cette crise de la dette a eu deux conséquences majeures. La première est économique et a été à l’origine d’une grande fragilité économique et financière des pays en développement qui vont abandonner les projets de développement autonome et s’inscrire dans les programmes d’ajustement structurels imposés par le FMI et la Banque mondiale. La seconde conséquence est d’ordre politique dans la mesure où cette crise a joué un rôle important dans la rupture de l’unité des pays en développement dans leurs luttes contre l’ordre global.
Mais, la principale critique de ces théories va provenir de l’évolution et des grandes transformations de l’ordre global à partir du milieu des années 1990 avec l’apparition des pays émergents qui vont devenir de grandes puissances économiques globales comme le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud ou la Corée du Sud. Ces transformations vont s’imposer dans les institutions de la gouvernance globale avec la création du G20 et l’ouverture d’autres institutions globales à ces pays.
Il devenait par conséquent difficile de parler de fermeture du système global au moment où de nouvelles forces étaient en train d’émerger pour devenir influentes sur la scène internationale.

Les nouvelles formes de dépendance
Nous pensions que l’ère du développement inégal était derrière nous, souvenir d’un passé lointain. Mais, la crise actuelle et la pandémie de la Covid-19 sont venues nous ramener au bon souvenir de Samir Amin avec l’apparition de nouvelles formes de dépendance parmi lesquelles on peut mentionner la difficulté d’accès aux vaccins et la disponibilité des moyens financiers dans les pays en développement pour mettre en place des programmes de sauvetage et de relance économique.
Ces développements et les nouvelles formes de dépendance confirment les analyses de Samir Amin sur l’orientation naturelle du système global pour la domination du plus fort sur le monde. Ce qui nous amène à mettre l’accent sur une question politique majeure qui concerne la nécessité d’arrêter cette tendance naturelle en initiant les réformes nécessaires afin que le système global soit un cadre de co-développement, de coopération et d’un vivre en commun entre les peuples et non pas une source de tensions et de conflits.

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