Cheikh Ghouma, symbole oublié de la résistance libyenne (1835-1858) 

La connaissance de l’histoire de la Libye est, à mon sens, capitale pour comprendre le cheminement de l’Afrique du Nord à travers les siècles et pour mieux appréhender la spécificité de cette région.
L’histoire libyenne est, en outre, étroitement liée à celle de la Tunisie puisque la Tripolitaine sera une province tunisienne du 9e siècle jusqu’à la fin de l’ère hafside au début du 16e siècle.
La bibliographie historique relative à la Libye n’est pas très abondante mais l’intérêt pour l’histoire de ce pays ne cesse de croître compte tenu des enjeux géopolitiques dont il est le théâtre depuis une décennie.
Des orientalistes comme Nahum Sloush et tant d’autres ont grandement contribué à développer la recherche historique en la matière. Par ailleurs, il existe une école historique proprement libyenne dont la vitalité a été malheureusement altérée par les conditions politiques détestables  que connaît la Libye depuis 2011.
Le 19e siècle libyen est certainement une des périodes les plus dignes d’intérêt, eu égard aux bouleversements majeurs qui s’y sont produits et dont on perçoit à ce jour les implications.
Premier fait majeur : la chute de la dynastie des Qaramanli après 124 années de règne (1711-1835). Rappelons que dès 1551, la Libye passa sous domination ottomane et fut confiée à des gouverneurs turcs désignés par la Sublime Porte. En 1711, Ahmed Qaramanli, un officier d’origine turque, s’affranchit de cette tutelle et installe au pouvoir une dynastie qui  perdurera jusqu’en 1835.
Profitant de la lutte fratricide au sein de la famille Qaramanli et inquiet des visées expansionnistes françaises sur la Libye surtout depuis l’occupation de l’Algérie en 1830, l’Empire ottoman décide de réagir et de placer la Libye sous son administration directe.
En 1835, une imposante flotte turque occupe Tripoli et entreprend l’occupation des principales régions libyennes: la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan. Un gouverneur turc est chargé d’imposer une organisation administrative et militaire rigoureuse d’autant que le pays a particulièrement souffert des troubles liés à la chute de la dynastie des Qaramanli.


Animés d’un sentiment de supériorité, les Turcs n’allaient pas tarder à commettre en terre libyenne des erreurs dont ils auront à payer le prix fort pendant plusieurs décennies.
La première maladresse fatale fut l’arrestation en 1835, par traîtrise, de Cheikh Ghouma El Mahmoudi, chef d’une des plus importantes tribus libyennes, les Mhâmid, issue de la prestigieuse tribu hilalienne des Banu Soleim et dont l’installation en Libye remonte au milieu du 11e siècle.  Venu présenter ses hommages au nouveau gouverneur turc à Tripoli, Ghouma se voit incarcéré sans motif, provoquant la colère de toutes les tribus.
Cette bourde sera vite réparée : le gouverneur est rappelé à Istanbul et  Ghouma remis en liberté, mais le mal était fait et une fois libre, le seul souci du Cheikh Ghouma sera de se révolter contre cet occupant brutal et méprisant.
La première phase de l’insurrection durera de 1835 à 1842. Insaisissable, Ghouma va prendre Jebel El Gharbi et la région de Gharian comme quartier général de la lutte. Coalisant les plus importantes tribus libyennes, Ghouma va mener la vie dure à l’occupant ottoman au point de l’obliger à quémander auprès du Bey de Tunis un ravitaillement en chevaux  et en denrées alimentaires.
En dépit de la mobilisation de troupes considérables, les campagnes militaires turques échouent lamentablement devant la pugnacité du Cheikh rebelle et de ses partisans aguerris.
En 1837, lassé par cette guérilla incessante et par les pertes au sein de son armée, le gouverneur turc propose à Cheikh Ghouma de conclure un accord de paix.
Bien qu’ayant obtenu le contrôle du Jebel El Gharbi, massif montagneux situé entre la Libye et la Tunisie, ainsi que de la région de Gharian, Ghouma ne se satisfait pas de cette paix fragile et considère que l’occupation turque est illégitime en particulier du fait de l’oppression  fiscale exercée sur la  population autochtone.
Les hostilités reprennent entre Turcs et Cheikh Ghouma dès 1839 mais se soldent par un échec cuisant pour les forces ottomanes.
En 1842, les belligérants tentent, de nouveau, de conclure un accord de paix : Ghouma accepte de se rendre à Tripoli pour le signer, mais une fois de plus, la félonie du gouverneur turc, Amine Bacha, conduira à son arrestation et à son exil en Turquie, dans la ville reculée de Trébizonde.
Cheikh Ghouma eut le courage de surmonter 13 ans d’exil sans qu’il renonce à son combat. Les lettres qu’il fait parvenir à ses partisans depuis son exil témoignent d’une ferveur intacte.
En 1855, à la faveur de la guerre de Crimée et de son corollaire de désordre, Ghouma fuira  de sa captivité pour trouver refuge provisoirement en terre tunisienne.
Se déplaçant entre Sfax et le Sud tunisien, il est accueilli chaleureusement par la plupart des  tribus tunisiennes. Il n’en va pas de même pour le Bey de Tunis, Mhamed Bey, de plus en plus irrité par sa popularité dans tout le Sud du pays. Afin d’écourter son séjour, le Bey n’hésite pas à dresser des tribus importantes du Sud tunisien comme celle des Ouerghemmas et des Hammama.
Mhamed Bey ira jusqu’à organiser une expédition militaire sous la conduite du Général Rachid pour pousser cet invité encombrant à quitter son royaume avec ses milliers de partisans. Cheikh Ghouma continuera, néanmoins, à séjourner en Tunisie dans la région de Kebili sous la protection de la tribu des Banu Zid.
On a retrouvé de nombreuses lettres échangées entre Ghouma et le premier ministre tunisien, Mustapha Khaznadar, relatives aux conditions  de son installation dans notre pays. Le rôle joué par la France à travers son célèbre consul en Tunisie, Léon Roches, mérite également d’être souligné : ce dernier tente, par fourberie, d’attirer Ghouma en Algérie en lui garantissant une installation paisible moyennant la remise de ses armes.
Flairant le piège, Cheikh Ghouma quitte, en 1857, précipitamment l’Algérie en direction de la région montagneuse de Jebel Nefoussa pour y reprendre une lutte acharnée contre les Turcs.
Mais l’épuisement commence à guetter les tribus rebelles et à travers le pays les cérémonies de reddition à l’autorité ottomane se multiplient. Des renforts militaires sont envoyés dans la province par la Sublime Porte qui rompt l’équilibre des forces. La confrérie Senoussia, qui s’est solidement implantée dans la région de Jebel El Akdhar,  prêche pour l’obéissance à l’autorité turque qui relève du Califat à Istanbul et son message de conciliation se diffuse à travers le pays et emporte de plus en plus l’adhésion des tribus.
Cheikh Ghouma lâché par tous n’est plus qu’un fuyard. Il finit par être encerclé en 1858 près de Ghadamès où il mourra en martyr les armes à la main, après plus de deux décennies d’une résistance acharnée contre un occupant brutal.
Sa tête sera promenée à travers Tripoli pour frapper les imaginations avant d’être expédiée comme un trophée à Istanbul.
On peut couper une tête mais pas un symbole : Ghouma El Mahmoudi a été probablement le premier à avoir façonné un sentiment national libyen. Longtemps sous domination étrangère, le peuple libyen s’était au gré des siècles résigné à  se plier à des maîtres d’où qu’ils viennent.
Avec Ghouma,  l’idée d’une nation et d’une identité libyenne s’affirme. C’est grâce à ce qu’il a semé dans l’âme libyenne, au milieu du 19e siècle, que la résistance à l’occupation italienne, dès 1912, sera indomptable.
Omar El Mokhtar est, à ne pas en douter, le digne héritier de Ghouma et son martyre en 1931 comme un écho à celui de Ghouma soixante-dix ans plus tôt.
Mal gérée, pressurée fiscalement et maintenue dans le dénuement, la Libye ottomane n’a rien laissé si ce n’est le souvenir de l’oppression et de l’incurie. En 1911, les Italiens n’ont qu’à se pencher pour recueillir un fruit mûr : les Libyens se résignent à subir une nouvelle occupation qui se prolongera pendant plus de 30 ans.
Les Libyens devraient trouver le temps, au milieu du vacarme actuel, de méditer l’exemple édifiant de leur héros national Ghouma pour en tirer les enseignements propres à faire cesser leurs déchirements inutiles.
Le  jour où ils ne seront plus dupes des fausses amitiés et des alliances contre-nature, les Libyens comprendront que leur salut se trouve, notamment,  dans la relecture de leur passé et la glorification de ceux qui ont sacrifié leur vie pour qu’ils recouvrent leur indépendance et leur dignité. n

Me Sami MAHBOULI
Avocat et éditorialiste

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