Le festival féministe de Tunis, Chouftouhonna, met à l’honneur, dans sa première édition, toute amatrice d’art, toutes les femmes qui souhaitent exprimer leur créativité dans les domaines du cinéma, des arts plastiques (peinture, sculpture, dessin, gravure), de la danse, de la poésie, de l’écriture, de la musique (instrumentale, électronique, et chant), de la photographie, du théâtre, et de toutes performances artistiques.
Rencontre avec les organisateurs de ce festival pas comme les autres…
Qui êtes-vous ?
Nous sommes un collectif de femmes tunisiennes, réunies au sein de l’organisation féministe Chouf. Cette organisation a pour objectif de lutter contre les discriminations faites aux femmes, que ce soit en matière de violences sexuelles, de racisme, de classisme, d’éducation, de handicap,…
Présentez-nous le concept « Chouftouhonna ».
Chouftouhonna est un festival d’art féministe international. C’est le premier évènement du genre en Tunisie, mais aussi dans la région. Il est pour nous très important de le souligner. Cette initiative est née d’un constat simple. La voix des femmes est bien trop souvent censurée voir autocensurée. Et cela à cause d’un système qui nous ignore. Nous avons donc décidé de prendre l’initiative de créer un espace d’expression et de création qui était jusqu’ici inexistant à cette échelle. Il nous est donc apparu évident que l’art était un vecteur d’unification et nous avons alors décidé d’organiser ce festival.
Qu’est-ce que le féminisme pour vous ?
Le féminisme pour nous est la lutte pour l’égalité effective des droits entre chaque individu-e quelle ou qu’il soit. Nous avons donc décidé, toutes ensemble, de faire de la lutte contre les discriminations contre les femmes, notre priorité numéro un. Le féminisme tel qu’il a pu être théorisé auparavant à des échelles locales, et principalement occidentales, n’est plus d’actualité. Nous ne renions absolument pas son apport, bien au contraire! Mais le féminisme français par exemple, ou bien les formes qu’on peut trouver aux Etats-Unis ne sont plus adaptées à des problématiques qui se sont globalisés dans nos sociétés actuelles et qui ne correspondent plus aux contextes dans lesquels nous évoluons. Il est très important pour nous de pousser à la réinvention d’outils qui nous permettent de nous adapter aux nouvelles questions que nous nous posons et aux spécificités des sociétés auxquelles nous appartenons. Les critiques que les systèmes dits « arabo-musulmans » y compris la Tunisie reçoivent, quant à la place des femmes, sont justifiés. Le problème, c’est qui les émet ? Ces critiques sont bien souvent empreintes de paternalisme voire de néo-colonialisme plus ou moins déguisé. Le taux de viol est bien plus important aux Etats-Unis qu’en Mauritanie par exemple. La proportion de femmes victimes de violences conjugales est bien plus élevée en France, en Angleterre ou en Italie qu’en Tunisie. Cette comparaison constante entre ce qu’ils appellent « des cultures différentes » est un outil raciste de discrimination et n’a pas été construit pour défendre les femmes. Aujourd’hui nous nous battons toutes pour les mêmes choses. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons fait de Chouftouhonna, un festival international.
L’art féministe est-il vraiment si différent ?
La définition de l’art est très floue. Il est évident qu’elle varie selon les contextes historiques, sociaux, politiques, et géographiques. Pourtant, si l’on part du principe que l’art est une production humaine destinée à questionner justement le contexte dans lequel il est produit, alors l’art féministe diffère. Justement, car il questionne une société dans laquelle il n’a pas sa place.
Nous avons l’espoir que ces interrogations soulevées permettront une évolution des mentalités de la société dans laquelle nous évoluons et dont nous faisons partie.
Vous vous attendez à une participation importante ? Quid de l’influence ?
Pour être franches, nous ne nous attendions pas à une participation si importante pour cette première édition. Nous sommes vraiment réjouies de voir le nombre de candidature augmenter de manière exponentielle depuis le lancement de l’appel à participation. Pour ce qui est de l’influence, nous n’avons pas prétention à prédire l’avenir, toutefois, le simple fait que cette initiative ait pu voir le jour, et l’engouement qu’elle suscite, nous permet d’être optimiste pour la suite.
Pour quelle raison la majorité des évènements culturels se déroulent-ils en banlieue?
D’abord nous avons voulu que Chouftouhonna se déroule au centre-ville. Mais la salle d’El Teatro n’ouvre pas le dimanche, et la salle 4e art ainsi que Hamra étaient déjà prises. Nous nous sommes alors dirigées vers Madame Raja Ben Ammar, que nous remercions pour sa confiance et qui nous a ouvert les portes de son espace, le Centre culturel de Carthage-Mad’art, avec beaucoup d’amabilité et d’enthousiasme.
Quelle est la situation de la femme artiste en Tunisie en 2015 ?
Aujourd’hui la situation de la femme artiste en Tunisie varie selon les sphères artistiques. Prenons le cinéma, c’est un peu plus libre car c’est un art plus complexe et qui demande plus de moyen que le rap par exemple qui est la musique de rue. Il y a donc un certain élitisme, mais il ne faut pas oublier le regard sur l’art qui reste très méfiant dans certains milieux conservateurs. Les disciplines artistiques sont bien souvent considérées comme décadentes. Et la plupart du temps ce sont les femmes qui en font les frais ; le problème n’est pas tant dans la reconnaissance artistique que dans l’accessibilité et la « normalisation » de l’art dans ces milieux. Nous avons remarqué que dans des parties plus isolées du pays, il est très difficile d’inclure les femmes dans l’art et la culture. Dans plusieurs cas, il faut demander la permission au père pour que sa fille puisse participer à une performance ou une pièce : on garde le contrôle sur les femmes. Et il faut ajouter à cela, ce qui est également une conséquence directe, une certaine autocensure. Pour reprendre l’exemple du rap, il y a très peu de chanteuse, pour l’une des musique les plus écoutées ici. Et celles qui en font n’utiliseront pas du tout le même langage que les hommes.
Le mot de la fin ?
Merci de l’intérêt que vous portez à cette initiative. C’est aussi grâce à la médiatisation de ce genre d’événement que l’on pourra le reproduire et qu’il pourra se multiplier.