«Clash» monétaire versus «crash»  budgétaire ?

Une récession économique gravissime secoue la Tunisie d’aujourd’hui. Et la Covid-19 n’arrange rien, ajoutant une méchante couche d’instabilité politique et de risques sociaux. Comme si trop, ce n’est pas assez, la Banque centrale de Tunisie (BCT) s’y met et «clashe» publiquement le gouvernement, opposant un véto fracassant à des Budgets publics déficitaires de 35 milliards de DT (33 % du PIB), à financer impérativement par la dette (boucler le Budget 2020 et prévoir le Budget 2021).
Un clash budgétaire qui augure d’un crash monétaire? Explications…
Le clash était latent, désormais il est patent! Depuis 2016, la BCT est devenue indépendante dans ses décisions pour mener une politique monétariste imposée par les bailleurs de fonds (FMI, WB, etc.), et dictée comme remède universel et passe-partout ! Avec à la clef, une déplorable confusion des genres : la BCT fait des amalgames et confusions entre indépendance et souveraineté.

Sirènes monétaristes contre rengaines budgétairesFace-à-face, s’affrontent deux visions de la crise économique et les façons de financer une  gouvernance budgétaire déficitaire et bancale, dix ans après la révolte du Jasmin.
La vision imposée par un monétarisme orthodoxe, exécutée par la BCT et exigée par le FMI, s’oppose à une vision fondée sur une indiscipline budgétaire manifestée par les élus du peuple et par des ministres politisés à l’os (souvent présentés comme technocrates). Une gouvernance budgétaire indifférente aux méfaits d’un endettement ravageur, grandissant et structurellement intenable, sans la mise en branle des réformes structurelles…et impopulaires de prima abord.
Risques et incertitudes font le reste. Et ils brouillent ainsi les anticipations des opérateurs économiques : investisseurs, consommateurs, marchés, bailleurs de fonds, agences de notation, etc. Ils érodent la crédibilité de l’État et dégradent sa cote de crédit.
Coincée entre ces deux visions, l’économie tunisienne subit un jeu de pouvoir politique périlleux et paralysant la viabilité budgétaire de l’État et sa capacité à catalyser la croissance de la richesse (PIB).
Deux pouvoirs politiques et économiques  s’affrontent inlassablement et lamentablement.
D’un côté, la politique monétaire qui s’obstine dans un radotage suranné et fictif contre l’inflation, alors que tout le monde sait que le taux d’inflation en Tunisie est surestimé (d’au moins 1,5%) et instrumentalisé, notamment pour mieux justifier les revendications salariales et mieux bonifier les aides sociales. Avec un acharnement monétariste qui pousse à la hausse le taux d’intérêt directeur (TID), devenu comme unique variable d’ajustement des politiques monétaires de la Tunisie post-2011. Le TID en Tunisie (6,25%) est 5 fois plus élevé en Tunisie comparativement au Maroc (1,25%), dix fois plus élevés que les TID devenus négatifs dans de nombreux pays de l’OCDE.
Un récent Working paper produit par le FMI (publié en anglais, fin septembre) dit clairement que la variation du TID tunisien n’explique pas plus que 13% de la variance de l’inflation. Et ajoute que l’inflation en Tunisie est principalement importée (40% de la variance), via le taux de change de long terme.
D’un autre côté, la politique budgétaire se gave par la dette pour notamment recruter à tour de bras, pour dépenser sans compter, pour fermer les yeux sur les gaspillages au sein de l’État. Les 10 gouvernements de l’après-Révolte du Jasmin ont géré les finances publiques en endettant le pays, et ce pour éviter toutes les réformes requises, craignant les tensions sociopolitiques liées.
Résultat des courses : un État tunisien pléthorique, dépensier, archaïque et inefficace.

BCT : une politique monétaire à repenserLa BCT a totalement raison de brandir son véto contre l’endettement excessif des budgets de l’État. La BCT a bien fait de demander au gouvernement de refaire ses devoirs budgétaires. Une première dans l’histoire de la Tunisie de la transition démocratique.
Mais, la BCT a tort d’imposer à la Tunisie un TID élevé, prétendument pour maitriser l’inflation, sacrifiant au passage l’investissement et l’épargne dans toutes ses décisions monétaristes ultra-orthodoxes.
Plus grave, la BCT gère ses politiques monétaires, sans évaluation empirique scientifiquement démontrée. Et sans le «savoir», la BCT participe à la débâcle économique, qui ruine les recettes fiscales de l’État et indirectement à la création des déficits publics et de la dette liée.
La BCT s’enfarge dans une logique insensée économiquement : un taux d’intérêt directeur exagérément élevé, disproportionné, à prendre ou à laisser par les opérateurs économiques! Et cela arrange les banques locales qui engrangent des profits colossaux dans un contexte tunisien de récession macro-économique sans précédent depuis l’indépendance de la Tunisie.
Publiquement, la BCT mène une politique «justifiée» par la «lutte à l’inflation», sans pour autant expliciter ses modes de ciblages des tenants et aboutissants des mécanismes de transmission de l’inflation dans l’économie. Sans véritable stratégie d’action ciblant l’inflation et assortie d’indicateurs de résultats affichés dans un tableau de bord digne de foi.
Des évaluations récentes publiées par des chercheurs du FMI reprochent à la BCT son double jeu : lutter contre l’inflation, sans stratégie fondée sur des indicateurs précis en matière d’inflation (inflationtargeting).

Des budgets dopés par la detteLes documents budgétaires déposés la semaine dernière par le gouvernement Méchichi, le 10e gouvernement depuis la Révolte du Jasmin, sont boiteux et mal ficelés. Aussi bien pour le document du Budget 2021 que pour le complément de budget pour 2020, on constate l’amateurisme d’une gouvernance fondée sur l’idée de l’«argent magique».
Ces deux documents exigent 35 milliards de dinars sous forme de dette et mettent la pression pour entrainer la BCT dans les méandres d’une dette toxique…La BCT a une responsabilité institutionnelle et politique dans la gestion de la dette avec les prêteurs nationaux et internationaux. La BCT doit décrier, et encore plus fort, l’indiscipline budgétaire du gouvernement.
Le processus budgétaire est en cause. Les ministères et les administrations sont incapables d’ajuster intelligemment leurs recettes et leurs dépenses. Des ministres et des hauts fonctionnaires qui sont dans l’incapacité de serrer la vis et de rationaliser les dépenses d’un État devenu pléthorique et budgétivore.
Des documents budgétaires boiteux et qui ne font pas honneur à la crédibilité du gouvernement tunisien, et particulièrement du ministre des Finances. Des documents budgétaires bricolés et indignes, puisque présentés sans consultations avec les opérateurs des politiques monétaires.

Un gouvernement inconscient des enjeux
Le gouvernement Mechichi, 10e gouvernement depuis 2011, et son ministre des Finances ne voient pas le danger de la dérive véhiculée par le projet de Budget de l’État pour 2021. Pour preuve : rien et absolument rien dans ces documents budgétaires pour rationaliser les dépenses liées au train de vie de l’État, pour limiter les gaspillages et atrophier le sureffectif qui fait crouler l’État.
Le gouvernement Mechichi ne voit pas le danger et ne fait même pas semblant de comprendre les enjeux liés. Son ministre des Finances se frotte les mains en poussant l’État à s’endetter auprès des banques commerciales locales avec des taux usuraires. Lui, qui jusqu’au mois d’août était patron d’une Banque tunisienne qui fait affaire avec l’État et donc avec les taxes des contribuables tunisiens.

Deux principes pour rationaliser le Budget de l’État
La BCT a demandé au gouvernement Mechichi de revoir sa copie. Lui et son ministre des Finances sont sommés de couper les dépenses et de mettre un cran d’arrêt dans les gaspillages et largesses de l’État et ses institutions.
Deux principes peuvent guider la mobilisation de nouveaux budgets à partir du Budget voté pour 2020. Ceux-ci sont inspirés des bonnes pratiques de la gestion des crises et des urgences sanitaires, économiques ou sociales.

Coupure paramétrique de 15 %. Le principe consiste à économiser 7 à 10 milliards de dinars rapidement, en imposant à tous les ministères et organismes publics (sauf celui de la Santé) une compression budgétaire de 15% (Titre 1 et Titre 2). Chaque ministère et organisme gouvernemental figurant dans la loi de Finances 2020 et projet de Budget de 2021, choisit où couper et comment compenser ses équilibres budgétaires.Ces coupures doivent réduire le train de vie de l’État et abolir des dépenses superflues.

Revue systématique des programmes.Une telle revue vise à mener des évaluations rapides, formatives et multicritères de tous les programmes et projets gérés par le gouvernement.
Le mandat sera confié à un collège d’experts dirigés par le ministère des Finances et dont l’objectif est de mener une revue des programmes et façons de gérer l’action gouvernementale, dans tous les ministères et organismes.
Selon une grille de critères consensuels (pertinence, efficacité, efficience, etc.), les ministères répondent avant fin novembre par la production de documents de synthèse basés sur les critères convenus.
Le collège des experts doit procéder ensuite à des choix d’abolition ou de restructuration de programmes. Le principe consiste à abolir les programmes en redondance, les programmes ayant perdu leur pertinence, ou encore peu efficaces. Les coupures budgétaires doivent être accompagnées par une politique de redéploiement du personnel pour faciliter l’accessibilité et la mise en œuvre effective des décisions engagées.
Plusieurs observateurs internationaux déplorent la présence de programmes et de projets financés de manière récurrente, des dépenses fossilisées dans leur pertinence et devenues inefficaces. Et ces programmes sont embusqués dans divers ministères, sans crainte d’être débusqués par un travail d’évaluation systématique et objectif dans ses fondamentaux méthodologiques et empiriques.
Avec une telle démarche, la Tunisie pourrait rationaliser ses dépenses. Elle enverrait un message rassurant à ses opérateurs économiques et à ses partenaires internationaux.
Mais, sur le moyen terme et pour sortir du bourbier actuel, la Tunisie doit impérativement repenser sa politique monétaire etrationaliser sa politique budgétaire. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.

*Universitaire au Canada

 

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