Claude Nataf, une sentinelle contre l’oubli

Lhistoire des Juifs de Tunisie doit beaucoup à des historiens comme Paul Sebag ou Claude Nataf qui lui ont consacré des décennies de recherches. Seuls les travaux des historiens de cette qualité ont permis d’éviter que la quasi-disparition de la communauté juive en Tunisie n’entraîne l’oubli d’une histoire plurimillénaire. Réalités a profité du séjour en Tunisie de Claude Nataf, président de la Société d’histoire des Juifs de Tunisie (SHJT), pour lui poser quelques questions sur son parcours et sur le travail de mémoire inestimable qu’accomplit depuis plus de 20 ans l’institution qu’il préside. Interview.

Vos liens familiaux avec la Tunisie remontent à plusieurs siècles : que peut nous en dire l'historien que vous êtes ?
Au-delà de mon histoire familiale personnelle qui n’intéresse pas le public, je crois qu’il faut marquer l’ancienneté de la présence juive en Tunisie puisque les Juifs étaient présents à l’époque romaine, qu’ils y étaient nombreux et que les vestiges archéologiques conservés au Bardo et à Carthage ou la nécropole de Gammarth, comme les écrits des Pères de l’Église comme Augustin ou Tertullien en sont témoins. Il est même possible que les Juifs aient été présents en Tunisie dès l’époque punique, mais l’historien ne peut l’affirmer faute de preuves scientifiquement admissibles. Le judaïsme a précédé l’Islam sur la terre tunisienne. Le noyau d’origine s’est renforcé au cours de la conquête arabe de Juifs venus d’Orient puis à partir du XIVe siècle de Juifs venus du continent européen. On trouve des Nataf à Pampelune en 1390, ce qui confirmerait l’origine espagnole attestée par les récits familiaux mais la présence des Nataf en Tunisie est également attestée peu de temps après cette date retrouvée dans les archives du notariat de Pampelune. La première famille juive installée à Tunis en 1558 était la famille Nataf, suivie peu après par des juifs originaires du Maroc avant que Tunis ne devienne la première ville juive de Tunisie.  
Parmi mes ancêtres en ligne directe, on compte plusieurs caïds des Juifs, c’est-à-dire des notables nommés par le bey et chargés de représenter auprès de lui la communauté juive, et d’autres dirigeants communautaires.  J’ai aussi une ascendance Borgel par mon arrière-grand-mère Maïa Borgel épouse Nataf. Elle était la fille d’un grand rabbin et la petite-fille du Grand rabbin de Tunisie. 
Il y avait très peu de Borgel en Tunisie. Quatre d’entre eux furent Grands rabbins de Tunisie se succédant sur 2 siècles : le plus ancien était Nathan Borgel dit Nathan 1er qui a écrit en 1776 un livre qui s'appelle le « Hoq Nathan », qui veut dire le droit selon Nathan en hébreu. Ce livre était très connu dans toute la diaspora européenne. Tous les grands talmudistes connaissent le « Hoq Nathan » mais ne savent pas que c'est l'œuvre d'un rabbin tunisien ; son fils Elie Borgel 1er lui a succédé en tant que grand rabbin de Tunisie ; le poste de Grand rabbin de Tunis a été occupé ensuite par son neveu, Nathan 2e, dont la tombe se trouve au cimetière du Borgel près de celle de Hai Taïeb. Son neveu, le Grand rabbin Eliahou Borgel 2e lui a succédé à partir de 1882, début du protectorat jusqu'en 1898. A sa mort, il a été enterré dans le cimetière qui se trouve actuellement à l’Avenue Khereddine Pacha. C’est lui qui avait acquis ce cimetière, non pas de ses deniers comme certains le disent ou l’écrivent, mais avec les fonds de la communauté en 1890. 
A l’époque, la ville de Tunis n’était pas aussi étendue et le cimetière se trouvait dans un petit village aux portes de la ville. A la mort du Grand rabbin en 1898, les Autorités ont décidé que ce village serait appelé Borgel pour honorer sa mémoire. L’arrêt du bus en face du cimetière s’appelle Borgel. C’est ce que mentionne la plaque en langue arabe. Ce n’est pas le cimetière qui s’appelle Borgel, mais le lieu-dit où est situé le cimetière. 
Il y avait 5 familles patriciennes dans la communauté juive de Tunis  comme l'a montré Jacques Taieb dans son livre sur les « sociétés juives du Maghreb moderne » : les  Bessis , les Borgel, les Chemama, les Cohen-Tanuggi et les Nataf ; ces  familles occupaient toutes les fonctions dans la communauté : les Bessis  étaient des banquiers, les Cohen-Tanuggi faisaient du commerce maritime, les Chemama  étaient des fonctionnaires du Beylik puisqu’on les retrouve à chaque génération comme Caïd, receveur des finances ; les Borgel était des rabbins, et les Nataf des dirigeants laïcs de la communauté.
Mon origine est tunisienne, incontestablement, même si dans certains livres on fait passer les Borgel pour des Livournais, ce qui est une erreur.  Le premier Borgel connu dans l'histoire a séjourné à Livourne comme commerçant mais il est parti de Tunis pour aller simplement travailler à Livourne et il est revenu ensuite. 
J’aimerais pour compléter souligner que le Grand rabbin Elie Borgel a eu le mérite de comprendre la modernité et lorsque l’Alliance israélite universelle s’est installée en Tunisie, vous savez que quand l'Alliance israélite s’est installée en Orient, le corps rabbinique s'est plutôt insurgé en disant qu’on allait fabriquer des athées ; au contraire, en Tunisie le corps rabbinique a fait abandon de 25% des ressources de la communauté pour les écoles de l’Alliance, destinées à dispenser l’enseignement profane. En fait, c'est la seule communauté juive au monde qui ait accepté de sacrifier une partie de la taxe sur la viande casher qui est destinée à alimenter l'enseignement religieux, la synagogue, au profit d’un enseignement profane qui a permis l’émergence d’une élite intellectuelle et la transformation économique et sociale de la Tunisie. 
Mon grand-père était avocat ; il était très respecté dans tous les milieux judiciaires ; il commença sa carrière en 1909 ; licencié en droit, 3 fois lauréat de la faculté d’Aix-en-Provence, il a été plusieurs fois membre du conseil de l'Ordre et Bâtonnier de 1938 à 1945.

Il a été le seul avocat juif à plaider dans l'affaire dite du Jellaz : il a évité la peine de mort à plusieurs personnes ; il est décédé en Tunisie en 1962.

Qu’est-ce qui a conduit l’universitaire Claude Nataf à consacrer une partie importante de sa carrière scientifique à l’histoire de la Tunisie ?
Je pense qu'il y a eu d’abord quelque chose de sentimental.
Écolier en Tunisie, je ne comprenais pas que l’on ne nous enseigne pas l’histoire de la Tunisie alors que nous connaissions les grandes heures de chacun des rois de France. L’histoire de la Tunisie m’intéressait et je glanais ici ou là et sans méthode, tout ce qui pouvait me la faire connaître. Cet intérêt s’est accru au fur et à mesure que je terminais mes études supérieures et que vivant en France, la Tunisie de mon enfance devenait pour moi un souvenir. J'ai vraiment commencé sérieusement à étudier l'histoire des Juifs de Tunisie alors que j'avais acquis une certaine maturité : j'avais 40 ans. Ce n’était sans doute pas au début un intérêt intellectuel. Pas de la nostalgie, mais une auto-critique intime : « Cette histoire est mienne et je ne la connais pas ou très peu et très mal. »
Ensuite, il y a eu la constatation que les Juifs de Tunisie de ma génération commençaient à s'intéresser au passé de leurs parents, peut-être par ce lien sentimental à la Tunisie. Ils s'y intéressaient mais mal parce qu'ils n'avaient pas les clés, la clé étant pour moi l'histoire de la Tunisie dont seule la connaissance pouvait aider à comprendre les minorités et les parcours individuels. 
Je me suis donc dit qu'avant de réfléchir à la situation des Juifs de Tunisie, il fallait connaître l'histoire de la Tunisie ; comment voulez-vous parler de l'histoire des Auvergnats ou des Bretons, sans connaître l'histoire de France ?
Ayant étudié l'histoire de la Tunisie, j'ai pu à partir de là réfléchir et rechercher ce qui avait été, à l'intérieur de l'histoire de la Tunisie, l'histoire d'une minorité religieuse qui était la minorité juive.
J’ai très tôt partagé cette conviction et cette approche avec Jacques Taïeb, professeur agrégé qui, après avoir enseigné en Tunisie dans l'enseignement secondaire, a enseigné en France dans l'enseignement supérieur.
Jacques Taïeb a consacré ses premiers travaux de recherche à l’histoire de l’Ariana, alors petite bourgade à la sortie de Tunis et qui comptait une nombreuse population juive qu’il a étudiée comme l’une des composantes d’un ensemble suburbain. Plus tard et en fonction de l’avancement de ses recherches, il a publié plusieurs articles et un petit livre sur les Juifs du Maghreb à l'époque précoloniale. Pour moi, je n'avais pas travaillé sur l'histoire des Juifs de Tunisie, mais sur les Français de Tunisie et leurs réactions face à la décolonisation. En travaillant sur ce sujet, je me suis naturellement intéressé aux consultations auxquelles les Autorités françaises avaient procédé entre 1954 et 1956 quant à l’évolution des rapports franco-tunisiens. Tous les corps constitués, les représentants des professions, les organisations confessionnelles ont été consultés et j’ai découvert à cette occasion les déclarations ou les mémoires des organismes juifs.  J’ai exploité à cette fin, les archives nationales de Tunisie qui se trouvaient à l’époque à Dar El Bey. J’y ai connu un universitaire tunisien Abdelkrim Allagui qui effectuait des recherches pour sa thèse sur la communauté juive de Tunis : cela a été le début d'une amitié et d'une collaboration.
J’ai beaucoup parlé avec  Jacques Taïeb des sources considérables qui se trouvaient aux archives tunisiennes et  nous avons compris qu’il y avait énormément de choses à faire sur l'histoire des Juifs de Tunisie que nous  voulions mieux connaître et mieux faire connaître, car tout ce qui se produisait en France à l’époque, mis à part quelques articles d’historiens trop peu nombreux comme Lucette Valensi ou  Juliette Bessis, relevait de la littérature, de la bonne littérature certes comme les merveilleux romans d’Albert Memmi, ou encore «  Les  belles de Tunis » de Nine Moati, « Balace Bounel » de Marco Koskas », « Qui se souvient du Café Rubens » de Georges Memmi,  etc.
Nous avons été encouragés par le fait qu’il y avait au même moment au sein de l’université tunisienne un intérêt certain pour l'histoire des minorités. C'est surtout le doyen Charfi qui fut pionnier en y intéressant ses étudiants et qui dit  histoire des minorités en Tunisie ne peut pas ignorer la minorité juive ; il y avait un mouvement analogue en Israël où pour des raisons politiques, on commençait à remettre en avant l'identité sépharade : une chaire d'histoire du judaïsme séfarade a été créée à l'université hébraïque de Jérusalem et parmi la minorité sépharade, les Israéliens ne pouvaient ignorer les minorités d’origine maghrébine. 
Décidés à faire quelque chose, Jacques Taïeb et moi-même avons décidé de constituer en 1997 la Société d'histoire des Juifs de Tunisie, une société savante non communautaire, non confessionnelle puisque nos membres ne sont pas tous Juifs ; Nous ne sommes pas une université, mais la  vocation de cette société savante est d’impulser, de faire du lobbying pour pousser les centres d'études universitaires qui s'intéressent aux études juives  à ne pas négliger les Juifs du Maghreb et particulièrement ceux de Tunisie. 
L’objectif de notre association est de stimuler la recherche en organisant des conférences, en contactant des directeurs de recherche, en suggérant des sujets et de favoriser une coopération scientifique à plusieurs niveaux entre tous les chercheurs qui s'intéressent à cette question.
A ce stade de mon propos et pour prévenir votre interrogation, Je voudrais faire deux observations : la première, c'est que l'université française a une longue tradition jacobine ; on n’étudiait pas l'histoire des minorités : la République est une et indivisible.
Dans les années 90, l'université française s'est ouverte à la recherche sur les minorités ; nous avons eu la chance de créer la société d'histoire des Juifs de Tunisie au moment où l’Université française regardait avec moins de dédain les étudiants et enseignants qui voulaient s'intéresser à l'histoire de la minorité juive.
La 2e observation, c'est que nous n'étions, ni les uns, ni les autres habitués à ce qu’était une association : nous étions des chercheurs individualistes et il a fallu apprendre à gérer une société savante. 
Nous avons réussi à maintenir l'indépendance de la société et son caractère académique ; cela n’a pas été simple, car certains voulaient nous proposer du folklore, de la musique, de la danse, des moments de mémoire d’originaires et ce n’était pas ce que nous ambitionnions. 
Je dois dire que la mayonnaise a bien pris parce que par la suite, des associations d’originaires se sont intéressées à l'histoire et nous ont consultés pour l’organisation de conférences ou pour des conseils de lecture. Nous avons eu la chance de coopérer très vite avec l'université tunisienne et notamment avec celle de la Manouba.
Grâce à l'appui de Dali Jazi, alors ministre de l'Enseignement supérieur du gouvernement tunisien, nous avons pu organiser avec la faculté de la Manouba un colloque qui s'intitulait « La Tunisie au miroir de sa communauté juive ».
Nous avons fait à cette occasion avec les chercheurs tunisiens le point sur ce qui existait en matière de travaux de recherche à propos des communautés juives de Tunisie et des perspectives en fonction des sources archivistiques disponibles. Un livre a été publié deux ans plus tard par le Centre de publication universitaire de Tunisie. Il est épuisé et on ne l’a pas réédité malheureusement. 

Vous venez d’évoquer les sources pour l’historien. Se trouvent-elles toutes en Tunisie ? 
Non, les archives concernant les Juifs de Tunisie sont dispersées, or un historien a besoin d’avoir accès aux archives. 
Il y a des archives très riches en Tunisie ; il y a en France les archives du Quai d’Orsay et celles de l’ancienne résidence générale conservées à Nantes et les archives de l’Alliance israélite. Il y a aussi des archives en Israël, comme celles du mouvement sioniste ou celles de familles qui y ont émigré ; il y a des archives en Turquie et en Italie. 

La société d’histoire des Juifs de Tunisie joue depuis 25 ans un rôle important dans la connaissance de l’histoire des Juifs de Tunisie ; pourriez-vous nous rappeler les conditions de sa fondation, ses principales activités et ses projets futurs ?
Pourquoi avons-nous créé la société d'histoire des Juifs de Tunisie ? La société a connu un développement très important, ce qui prouve qu’elle correspondait à un besoin et nous avons vu pousser les étudiants à préparer des travaux sur l'histoire des Juifs de Tunisie. Actuellement, c'est quelque chose qui tombe un peu en désuétude, pas seulement en France mais également en Tunisie et aussi en Israël.
Les étudiants s'aperçoivent que les perspectives de carrière sont limitées quand vous avez travaillé sur l’histoire des Juifs de Tunisie.
Nous avons décidé récemment de tenter de relancer ce mouvement en donnant en octobre prochain une conférence qui va présenter l'historiographie des Juifs de Tunisie.

La SHJT a consacré plusieurs travaux à la rafle opérée par les SS à Tunis du 9 décembre 1942. Qu’est-ce qui justifie cet intérêt et n’y a-t-il pas de différences majeures avec celle du Vel d’Hiv de juillet 1942 en France ?
La SHJT a consacré des travaux importants non pas tant à la rafle des juifs du 9 décembre 1942 mais à la situation des Juifs de Tunisie pendant les 6 mois d'occupation de la Tunisie par les forces de l'Axe. Évidemment, un des faits majeurs de cette période a été la rafle du 9 décembre 1942 à Tunis.
Il faut savoir que jusqu'en 1997 on s'intéressait très peu à ce qui s'était passé en Afrique du Nord et en Tunisie pendant la Seconde Guerre mondiale. 
Il y a eu deux livres de témoignages qui ont été publiés en Tunisie juste en 1943 et 1944 et qui n'ont pas été réédités parce que lorsque les Juifs de Tunisie ont découvert ce qui s'était passé en Europe en 1945, ils ont estimé qu’il y avait d'autres souffrances beaucoup plus importantes. 
Ils ont eu une sorte d'humilité à ne pas vouloir parler de ce qu’ils avaient subi. 
Il y a eu ensuite un livre publié à Paris en 1955 par Jacques Sabille : c’est le premier livre d'historien sur les Juifs de Tunisie sous l'occupation allemande ; il a été publié à Paris mais n'a eu aucun succès malgré ses grandes qualités.  Puis il y a eu un livre d'un historien israélien Michel Abitbol sur les Juifs d'Afrique du Nord sous Vichy ; il s'intéresse surtout à l’Algérie ; à propos de la Tunisie, il n'a travaillé que sur les rares archives ouvertes au chercheur à l’époque. Il faut dire que dans les années 70, les archives publiques tant tunisiennes que françaises ou allemandes n’étaient pas ouvertes. Michel Abitbol a entendu quelques témoins. 
Moi-même, en 1990, dans un séminaire organisé à la Sorbonne par le professeur André Kaspi, j'ai consacré une séance à la situation du judaïsme tunisien entre 1940 et 1943. Ce qui a fait découvrir à beaucoup d'universitaires que la Tunisie avait été un champ de bataille entre novembre 1942 et mai 1943.
J'ai également publié en 1995 dans la revue Pardès, une étude sur cette question.
L’apport de la SHJT a été déterminant pour mieux comprendre la situation des Juifs de Tunisie sous l’occupation allemande, d’autant que la Tunisie était le seul pays d'Afrique du Nord à avoir été occupée par les forces de l’Axe. 
Pour revenir à votre question sur la rafle en France du 28 juillet 1942, je sais qu’elle a été connue en Tunisie parce qu’il y a eu d'abord un article d'un journal collabo de Paris, « L'œuvre » ; les dirigeants de la communauté l’ont également su. Puis il y a eu Radio Londres, une émission de Jean Marin qui a décrit ce qui s’était passé au Vel d’Hiv.  
Quand les Allemands sont entrés en contact avec la communauté juive de Tunis en novembre 1942, ses dirigeants s’attendaient à une rafle et étaient conscients des conséquences possibles.
Bien sûr, la rafle de Tunis de 1942 n'est pas comparable à la rafle du Vel d'Hiv parce qu’il y a eu pour cette dernière 15000 personnes arrêtées et ensuite déportées à quelques exceptions près. 
Nous savons maintenant que les nazis avaient décidé l'extermination des Juifs de toute la surface de la terre.   Je reste persuadé à partir des documents que j’ai étudiés que la solution finale a été envisagée pour les Juifs de Tunisie. Rudolf Rahn, le diplomate détaché en Tunisie comme conseiller politique des troupes allemandes le sous-entend dans ses Mémoires. 
Le Colonel SS Rauff, en charge de l’action antijuive en Tunisie, était un adjoint d’Eichmann. Auparavant, on lui avait confié la mission d’éliminer les Juifs d’Égypte et de Palestine, mission qu’il n’avait pu mener à bien en raison de la victoire britannique et du recul de l’Armée de Rommel à laquelle Rauff était rattaché, en Libye puis en Tunisie.
Il n'a pas pu le faire en Tunisie en raison du peu d’hommes à sa disposition et parce qu’il a échoué à mobiliser la population musulmane contre les Juifs. 
Quelque temps avant la fin de l'occupation de la Tunisie, une personnalité tunisienne, Mohamed Chenick, Premier ministre du Bey, a eu vent des sombres intentions de Rauff ; il a prévenu les dirigeants de la communauté pour les inciter à prendre leurs précautions. Le journal de guerre du Général italien Lorenzelli confirme cette version. 
En conclusion, je pense vraiment que le but des Allemands était l'extermination mais qu’il était impossible de les déporter par avion en grand nombre. Seuls 43 Juifs de Tunisie ont été déportés par avion.

Quelles sont selon vous les causes déterminantes de la quasi-disparition de la communauté juive de Tunisie ? Était-elle selon vous inéluctable ?
D'abord, quand on parle du départ des Juifs de Tunisie, il faut bien comprendre que la communauté juive de Tunisie était une communauté hétérogène mais que l’hétérogénéité ne voulait pas dire ségrégation à l’intérieur de la communauté ; je m'explique : il y avait à peu près 100.000 Juifs en Tunisie en 1956 dont 23 000 à 25 000 Juifs français, soit un quart environ ; ceux-là ont donc suivi le sort de la population française. Il est bien évident que ceux qui étaient fonctionnaires sont partis les premiers. Lorsque la Tunisie indépendante a adopté son statut de la fonction publique, il y a de hauts fonctionnaires français qui ont été gardés mais ceux qui occupaient des postes subalternes que le gouvernement tunisien pouvait aisément remplacer par des Tunisiens ont été remis à la disposition du gouvernement français dont de nombreux Juifs qui étaient facteurs, commis d’administration, interprètes, etc.
La majorité des Juifs tunisiens voulait rester en Tunisie et adhérait au nouvel ordre politique, mais il y a eu des causes externes qui ont entraîné son départ.
Je cite la Constitution de 1959 qui dispose que la Tunisie est un État musulman ; ce qui a gêné, c’est non pas l’affirmation que l’État tunisien était un État musulman, mais de lire que le président de la République devait être musulman. 
Pour les Juifs tunisiens, il y a eu à ce moment-là le sentiment qu’ils n’étaient pas égaux, non pas qu’ils aient pensé présenter un jour un candidat à la présidence de la République, mais il s’agissait d’une question de principe d’autant qu’en matière constitutionnelle, leur référence était le modèle français qui ne stipulait aucune appartenance religieuse pour le chef de l’État. 
Cela a été un premier choc ; le 2e choc s’est produit au Maroc. Bourguiba avait assuré qu’il n’interdirait jamais l'émigration : « Si les Juifs veulent partir, ils peuvent le faire » et effectivement, il a tenu parole. Rappelons qu’au Maroc, il y a des Juifs qui ont été empêchés de partir et mis dans un camp ; certains ont pensé qu’une chose pareille pourrait se produire en Tunisie après Bourguiba.
Donc des gens qui n'avaient pas l'intention de partir se sont dit : « Partons tant qu'on a aujourd'hui la liberté de partir ».
Il y a eu aussi une décision qui a été prise par l'ensemble des pays arabes, à savoir la rupture des relations postales avec Israël ; ceux qui avaient de la famille, des amis à qui ils ne pouvaient plus écrire se sont inquiétés de cette première évolution du libéralisme bourguibien. Il y a eu aussi la collectivisation avec Ben Salah ; même si on ne peut pas dire qu’il s’agissait de mesures prises à l'encontre de la communauté juive, mais d’une mesure générale, cela a entraîné une paupérisation progressive des commerçants et de l’ensemble de la classe moyenne qui n’a eu comme solution que le départ. Il y a eu aussi des problèmes pour les licences d'importation avec des pratiques parfois discriminatoires envers les commerçants juifs. Il faut citer un autre problème d'ordre national :  l'arabisation à outrance. Cela a posé des problèmes pour les parents juifs qui voyaient les perspectives de carrière se rétrécir pour leurs enfants.
Puis, il y a eu la guerre de 6 jours de 1967 ; le choc a été l'incendie de la grande synagogue de Tunis plus que la guerre elle-même qui se déroulait à des milliers de kilomètres. Beaucoup de Juifs se sont sentis lâchés par Bourguiba qui a déclaré ne pas avoir été informé à temps des débordements visant les boutiques et les lieux de culte des Juifs.

Vous contribuez sur le plan intellectuel à maintenir le lien qui unit la diaspora juive tunisienne à la Tunisie ; mais la relève est-elle assurée ? 
Je crois que cette relève est assurée ; il y a quelques années, j’étais plus pessimiste mais je vois l'émergence d'une nouvelle génération d'historiens qui ont des interrogations différentes, des problématiques différentes qui s'accrochent davantage à la micro-histoire mais qui sont originaires de Tunisie et qui reprennent le flambeau que nous allons leur passer. D’ailleurs, si j'ai repris la présidence de la SHJT qui, entre-temps, avait été assurée par intermittence par Armand Attal, Ariel Danan puis Claire Rubinstein, c’est pour aider ces jeunes historiens à constituer la relève et renouer avec une embellie des relations entre les historiens musulmans de Tunisie et les historiens de France et d'Europe.
Il y a une école historique de qualité en Tunisie : cette année, 5 thèses ont été soutenues sur des sujets touchant de près ou de loin le judaïsme tunisien. Il faut persévérer dans cette voie. 

Interview réalisée par Samir Ben Makhlouf 

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