Par Hatem Bourial
Plusieurs secteurs sont frappés par une vague de protestations alors qu’un climat social inquiétant pèse sur le pays.
Sur plusieurs fronts, le malaise est perceptible et va en s’accroissant : nouveau record pour le taux d’inflation, négociations sociales laborieuses et déficits en tout genre.
Le phénomène des pénuries de produits de base tend à se banaliser tout comme les naufrages consécutifs à des tentatives d’émigration irrégulière ou les faits divers qui dérapent.
Le tableau n’est pas reluisant alors que la crise politique prend la forme d’une guerre de positions en perspective d’un scrutin législatif contesté.
La semaine dernière, les diplômés chômeurs se sont de nouveau mobilisés et ont organisé une manifestation pour réclamer des emplois et aussi l’ouverture de canaux de dialogue avec le gouvernement.
Le président de la Fédération nationale des diplômés chômeurs Karim Teraa a en ce sens déclaré que les forces de l’ordre ont empêché les protestataires de se diriger vers le palais présidentiel pour y manifester. Promettant de poursuivre ce mouvement, Teraa a souligné attendre que la présidence de la République et le gouvernement tiennent leur promesse et acceptent de rencontrer les représentants des diplômés chômeurs.
Cette situation a depuis longtemps pris une dimension symbolique et l’attente interminable de ces chômeurs (dont certains ont participé au déclic révolutionnaire il y a plus de dix ans) est devenue symptomatique de la crise multiforme qui taraude la Tunisie. Face à l’incapacité des gouvernements successifs à lui trouver une issue, ce dossier est en train de prendre une ampleur de métaphore à propos de l’immobilisme qui entrave les réformes d’envergure qu’attendent les Tunisiens.
Situation confuse et effervescence tous azimuts
De fait, tous les grands équilibres sont au rouge. L’inflation, la panne de croissance, les déficits pèsent beaucoup et compliquent davantage une situation volatile désormais marquée par des pénuries à répétition et des manifestations spontanées qui ont eu lieu dans plusieurs quartiers de Tunis.
1. Manifestations nocturnes pour le pouvoir d’achat
Ainsi, plusieurs manifestants ont défilé dans la nuit, au début du mois de septembre, à Douar Hicher dans le gouvernorat de la Manouba contre la détérioration de leur situation sociale.
Ces manifestants revendiquaient la création d’emplois ainsi que la protection de leur pouvoir d’achat. Ils ont également dénoncé la cherté de la vie et la hausse des prix de produits de consommation. Ce type de mouvement s’est d’ailleurs reproduit quelques jours plus tard mais dans un contexte différent et plus tendu.
2. Coups de feu au centre-ville
En effet, suite au décès par balle d’un jeune contrebandier au centre-ville de la capitale, la nuit suivante a connu plusieurs protestations et affrontements avec les forces de l’ordre dans certains quartiers de Tunis.
Ce sont les quartiers d’El-Intilaka, Bab Jazira et El Ouardia qui ont connu des protestations nocturnes sur fond de cet incident. Les jeunes protestataires avaient essayé de bloquer plusieurs routes, mais ont été dispersés par les forces de l’ordre.
Pour mémoire, le ministère public a annoncé avoir ouvert une enquête sur le décès d’un jeune contrebandier, mercredi 7 septembre au Passage, à Tunis, suite à des coups de feu tirés par des agents douaniers. Parallèlement, des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent clairement un agent de Douanes tirer sur le véhicule de ce contrebandier.
3. Les craintes des militants de «I Watch»
Dans cette optique, l’organisation «I Watch» a dénoncé ce qu’elle qualifie de «répression» et de «dérives» policières à répétition commises contre des jeunes, des militants et des journalistes.
Dans un communiqué publié le 8 septembre, l’organisation estime que «l’impunité va contribuer à saper davantage la paix sociale et renforcer le sentiment d’injustice».
I Watch souligne que la période qui a suivi l’adoption de la Constitution a été marquée par la mort d’un jeune homme à Tinja dans le gouvernorat de Bizerte, quelques heures après son interpellation. Une autre intervention policière musclée contre un jeune homme a eu lieu à la Cité Intilaka, lui causant de graves dégâts corporels. De plus, la mort du jeune contrebandier consécutivement à un tir d’un agent armé de Douanes est mentionnée par «I Watch».
L’organisation évoque également des «agressions» perpétrées par les syndicats de sécurité contre les artistes et les créateurs.
Sur un autre plan, «I Watch» a également dénoncé «la prise d’assaut du domicile du journaliste et militant politique Ghassen Ben Khalifa et son arrestation arbitraire en violation des procédures et de son droit fondamental à se défendre en présence de son avocat». Ce dernier a été libéré après cinq jours de détention et une vaste mobilisation.
4. Les drames de l’émigration illégale
Comme pour assombrir davantage le tableau, des chiffres qualifiés de « terrifiants » ont été publiés par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). Concernant l’émigration irrégulière, ces chiffres signalent que le nombre de Tunisiens arrivés sur les côtes italiennes dans le cadre de l’émigration irrégulière s’est élevé à 3730 personnes, et ce, en moins d’un mois (du 15 août au 8 septembre 2022). Ces deux derniers mois (juillet et août), 7745 personnes ont gagné l’Italie alors que 8939 autres en ont été empêchées et 49 autres sont portées disparues.
Il est vrai que ces chiffres sont effarants tout comme la chronique des nombreux naufrages au large de la Chebba ou Gabès. Telle est toutefois l’actualité tunisienne dominée également par la noria des pénuries et des mauvaises nouvelles.
Négociations laborieuses sur le front social
L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le gouvernement poursuivent leurs négociations autour des questions à caractère social, sans toutefois parvenir à un accord en raison de la divergence des points de vue entre les deux parties.
1. Les salaires du secteur public
Les syndicalistes ont ainsi souligné qu’aucun accord n’a encore été conclu avec des négociations butant sur la question des augmentations des salaires. Le gouvernement a présenté deux propositions concernant ces augmentations mais elles ne répondaient pas aux attentes de la Centrale syndicale.
L’UGTT continue à demander une augmentation des salaires des agents du secteur public et de la fonction publique pour les années 2021/2022/2023. Le but est de consolider le pouvoir d’achat des employés, mais le gouvernement avait proposé lors des précédentes négociations une augmentation au titre des années 2023/2024/2025.
Bien que les négociations entre le gouvernement et la Centrale syndicale se poursuivent, il est probable que les augmentations salariales pour la fonction publique et le secteur public atteindront les 5% par annuité. Un taux qui, même s’il ne satisfait pas les exigences de l’UGTT qui avait proposé des augmentations de l’ordre de 8% (alors que le gouvernement proposait seulement 1%), pourrait être considéré comme un consensus raisonnable entre les deux parties. (NDLR : un accord a été conclu jeudi 15 septembre portant sur une augmentation de 3,5% au titre de 2023/2024/2025$. Notre magazine ayant été imprimé avant cette date alors que le blocage persistait encore)
2. Tensions sur les produits alimentaires
C’est cette toile de fond qui sous-tend le débat social avec des syndicats qui sont conscients des difficultés actuelles mais comptent bien sur leur influence pour peser sur les négociations avec le Fonds monétaire international et atténuer autant que possible l’envolée des prix de la consommation des ménages. Certains produits alimentaires sont d’ailleurs introuvables au point où l’on parle par exemple de crise du sucre avec des implications sur le fonctionnement de plusieurs usines et industries.
Alors que les autorités affirment que la crise du sucre est bien finie, la pénurie de ce produit frappe toujours de plein fouet les consommateurs, mais aussi les usines. C’est ainsi que le Secrétaire général du bureau régional de Ben Arous de la Fédération du tourisme du commerce et de l’industrie alimentaire relevant de l’UGTT, a annoncé que plusieurs usines risquent de fermer leurs portes. Les usines les plus touchées sont celles dont la production dépend largement du sucre, comme les unités de production des boissons, des jus, du chocolat et sucreries.
Pourtant, le ministère du Commerce avait annoncé dans un communiqué que des quantités de sucre et de café ont été importées et qu’un retour à la normale au niveau de l’approvisionnement est prévu pour la semaine dernière. Cette situation confuse peut prévaloir dans d’autres domaines comme celui des phosphates où une grève sauvage à Mdhilla a révélé la fragilité actuelle de cette industrie.
3. Grève sauvage dans le bassin minier
Cette grève sauvage observée par les employés de la société de transport de produits miniers de Mdhilla a retardé l’exportation d’une cargaison de phosphate vers l’Italie.
Sur fond d’un véritable imbroglio, cette grève intervient suite au braquage de deux bus de transport d’ouvriers et l’agression de l’un des chauffeurs par un groupe de jeunes, originaires de la région. Elle survient aussi en contestation de la nomination d’un nouveau Directeur général à la tête de la société de transport de produits miniers.
Des équilibres précarisés
L’inflation a confirmé sa tendance haussière, au mois d’août 2022, en augmentant encore une fois pour atteindre 8,6% après le taux de 8,2% enregistré en juillet dernier, indique l’Institut national de la statistique (INS).
1. Une inflation à 8,6% et des prix qui s’envolent
Le taux d’inflation passe à 8,6%, après avoir enregistré 8,2% en juillet, 8,1% au mois de juin 2022, et 7,8% au mois de mai, alors qu’il n’était que de 6,7% au mois de janvier.
Ce nouveau taux d’inflation bat un nouveau record puisque en juillet 2022, il s’agissait déjà du taux le plus haut atteint depuis 31 ans. En 1991, la Tunisie avait atteint la moyenne annuelle de 8,2%.
Cette hausse du taux d’inflation est expliquée essentiellement par l’accélération du rythme des hausses des prix des produits alimentaires (11,9% contre 11% en juillet), des prix du groupe meubles, articles de ménage et entretien courant du foyer (11,3% contre 10,6% en juillet) et des prix des produits et services d’enseignement (10% contre 9,8% en juillet).
En août 2022, les prix de l’alimentation ont enregistré une hausse de 11,9% sur un an. Cette hausse provient principalement de l’augmentation des prix des œufs de 28,3%, des volailles de 22,1%, des huiles alimentaires de 21,4%, des fruits frais de 18,4%, des légumes frais de 15,8% et des dérivés des céréales de 12,7%.
2. Un déficit commercial alarmant
Sur un autre plan, selon l’expert en économie Moez Hdidane, la Tunisie serait sur le point d’enregistrer le déficit commercial le plus important de son histoire. Hdidane a notamment mis en exergue des chiffres alarmants et une situation générale plutôt inquiétante.
Selon lui, la Tunisie va enregistrer en 2022 un déficit commercial de 22 milliards de dinars qui impactera d’une manière considérable les réserves en devises. Il met d’ailleurs en garde contre les risques de défaut de paiement des fournisseurs étrangers.
Moez Hdidane se base sur les derniers rapports de la Banque mondiale et de l’Union européenne qui mettent en garde contre une baisse de la croissance de l’économie tunisienne. En outre, le déficit de la balance commerciale a atteint, au cours des sept premiers mois de 2022, 13708,3 MD, aux prix courants, contre un déficit de 8725,3 MD, au cours de la même période de l’année 2021, selon une note récente sur le commerce extérieur publiée par l’Institut national de la statistique.
3. Une croissance au ralenti
La Banque mondiale a également publié un bulletin de conjoncture spécifique à l’économie tunisienne et prévoit une croissance légèrement inférieure à celle qui était précédemment prévue.
Avec un taux de croissance prévu de 2,7% en 2022, l’économie tunisienne semble sur une trajectoire de croissance légèrement inférieure à celle qui était précédemment prévue, estime la Banque mondiale.
Loi électorale, scrutin législatif et journée de colère
Les préparatifs pour les élections législatives prévues pour le 17 décembre prochain, sont la priorité politique du moment. Comme attendu, le chef de l’Etat escompte l’exclusion des opposants du processus du 25 juillet.
Selon un communiqué publié par la présidence de la République, le nouveau projet de loi électorale sera mis en place en prenant en considération uniquement les remarques et les propositions de ceux qui ont soutenu le processus réformiste du 25 juillet. Pour leur part, les opposants à la démarche de Kaïs Saïed continuent à avancer en ordre dispersé tout en haussant le ton. Les uns annoncent d’ores et déjà qu’ils boycotteront les élections alors que les autres choisissent un ton alarmiste pour prévenir les autorités du délitement progressif de la situation générale.
1. La mise en garde du quintette
Dans cette optique, le Courant démocratique, Al Joumhouri, Al-Kotb, Ettakatol et le Parti des travailleurs estiment que « la paix civile est menacée ». Ces cinq partis ont, en effet, mis en garde contre « une crise imminente » menaçant la Tunisie. Cette mise en garde a été diffusée à travers une déclaration conjointe dans laquelle ils soulignent que la situation « qui ne cesse de s’aggraver » dans laquelle se trouve le pays est la conséquence directe des politiques adoptées depuis des décennies.
Selon ces formations politiques, le gouvernement choisi par Kaïs Saïed a prouvé son échec face aux défis auxquels le pays est confronté, mettant en garde contre « l’orientation vers la signature, en catimini, d’un accord secret avec le Fonds monétaire international ».
Les partis ont estimé que le président Saïed, qui s’est emparé du pouvoir, est responsable des répercussions de la situation actuelle du pays et que la souveraineté nationale est menacée. Dans leur déclaration, les cinq partis enjoignent les forces politiques et civiles à s’unir pour sauver le pays.
2. Le Front de salut national boycotte les élections
Quant au Front de salut national, il a annoncé officiellement sa décision de boycotter les prochaines élections législatives, prévues le 17 décembre 2022. L’annonce en a été faite par Ahmed Néjib Chebbi, chef de cette formation politique, lors d’une conférence de presse.
Ahmed Néjib Chebbi a expliqué cette décision du fait de « l’élaboration de manière unilatérale de la loi électorale » et accusant « l’instance pour les élections (ISIE) d’être partiale et loyale au pouvoir qui l’a installée ».
Selon lui, la participation aux élections législatives serait une « mascarade », à l’image de ce qui se passait sous le régime Ben Ali. Jawhar ben Mbarek, dirigeant au Front de salut national, a abondé dans ce sens et indiqué que toutes les composantes du Front, y compris Ennahdha, ont décidé d’adopter cette position.
Composé de cinq partis politiques, dont Ennahdha, et de cinq associations et organisations, le Front de salut national affirme par ailleurs vouloir lancer un dialogue sur les réformes destinées à « sauver le pays ».
3. Journée de colère pour les destouriens
Enfin, la présidente du Parti destourien libre (PDL), Abir Moussi, a annoncé l’organisation d’une journée de colère, le 17 septembre, « en soutien au peuple tunisien dans la crise sociale, économique et financière qu’il traverse ».
Lors de cette journée de colère, les partisans du PDL manifesteront devant les institutions régaliennes dans toutes les régions afin de «faire entendre la voix du citoyen concernant la flambée des prix, la détérioration du pouvoir d’achat, le flou quant au budget de l’État et la faillite ». Par ailleurs, Moussi a fait savoir que le Parti destourien libre ne reconnaîtra pas les élections législatives prévues en décembre prochain.
Comme on peut le constater, l’effervescence est partout. Le paysage politique, la situation sociale et les indicateurs généraux sont en crise aiguë, donnant à cette rentrée de septembre l’allure d’une cocotte bouillonnante. Pourtant, hormis les discours et les promesses, rares sont les actions énergiques et durables qui prennent la mesure de cette conjoncture difficile. Concentrées sur les enjeux politiques et la gestion d’urgence, les deux têtes du pouvoir exécutif réalisent-elles que les avis de tempête se multiplient ?