Clinique Averroès : Un refuge pour patients en détresse  

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La Tunisie franchit une étape décisive dans le développement de la santé mentale avec l’inauguration de la clinique Averroès, la première clinique psychiatrique privée du pays. Ouverte à tous les médecins qui ont besoin d’interner leurs patients, la clinique est dotée d’un service d’urgences psychiatriques entièrement équipé et encadré par un personnel médical et paramédical hautement qualifié pour les cas nécessitant une prise en charge immédiate.  Pour en savoir plus sur cette première en Tunisie, nous avons rencontré le Dr Afef Charad, la fondatrice de cette clinique qui réalise enfin un rêve qu’elle caressait depuis bien longtemps. Entretien.

par Nadia Ayadi

 Dr Afef Charad, comment vous définissez vous ?
Une Tunisienne issue d’une mère originaire d’El Alia dans la région de Bizerte. Mon père, paix à son âme, est natif de Kairouan, un fan de lecture qui a laissé un héritage culturel très riche, une grande bibliothèque et beaucoup d’amour. Ma personnalité s’est forgée grâce à un livre offert par mon père.  J’avais 15 ans et ce livre intitulé « Des Tunisiennes célèbres », شهيرات تونسيات de l’auteur H. Hosni Abdelwahab, m’avait bien marquée. Et de là, sans doute, tout a commencé au plus profond de mon être. Parmi ces célébrités, Aziza Othmana qui, au 16e siècle, avait ouvert « Mourestane », un hôpital psychiatrique premier du genre en Tunisie et dans le monde et financé avec son propre argent.  Elle prenait tous les malades mentaux qui erraient hagards dans les rues. Elle les accueillait dans l’actuel endroit qui s’appelle « El Azzafine » «‮ ‬العزافين » à la médina.  Cette appellation revient à l’utilisation de la musique pour soigner les patients (la musicothérapie) et ce, bien avant que le bey de l’époque la sorte de la médina où se trouve l’actuel hôpital « Aziza Othmana ».

Qu’est-ce qui vous a impressionnée dans le personnage de Aziza Othmana ?
Ce qui m’a vraiment touchée, c’est que comment cette femme avait osé prendre en charge les personnes que tout le monde ignore et rejette.  Depuis cette époque à nos jours, rien n’a changé. Les comportements de la société vis-à-vis du malade mental sont toujours les mêmes.  Le malade mental est tabou et on évite d’en parler. S’il fait partie de la famille, personne ne doit savoir qu’il existe ou presque. Une souffrance muette, cachée et les parents ne trouvent ni soutien ni solution.  La situation du malade mental empire avec la fratrie, avec le départ des parents.

 Votre parcours académique a-t-il été influencé par tout cela ?
L’année du bac coïncidait avec mon diplôme de musique au Conservatoire de Tunis où je jouais du piano. J’étais aussi dans une chorale du Malouf tunisien et j’apprenais avec passion.

 Pourquoi avoir choisi le domaine de la psychiatrie dans votre parcours académique ?
J’ai choisi de faire médecine car pour moi, c’est une profession noble et surtout humanitaire tout en continuant mes stages d’externat dans les différents services de médecine et de chirurgie (cardio, pneumo, ophtalmo, ORL …).
Durant les grandes visites, nos professeurs nous apprenaient beaucoup vu leur expérience, mais je trouvais qu’ils ne prenaient en considération que l’organe en question et les explorations adéquates à la pathologie… Mon dernier stage d’externat était en psychiatrie à l’hôpital Razi.  C’était la meilleure chose qui pût m’arriver.

 Aujourd’hui, pourquoi avez-vous choisi d’ouvrir carrément une clinique privée après un parcours professionnel à l’hôpital Razi ?
C’est là que j’ai constaté que le patient était pris en charge totalement.  Le médecin écoute attentivement son histoire, l’examine pour éliminer toute cause organique. Le malade était aussi bien traité physiquement que psychiquement par notre maître, le professeur Fakhreddine Haffani.  C’est lui qui nous a appris la base de cette science humaine que “ ‭ ‬عبد‭ ‬الرحمان‭ ‬ابن‭ ‬خلدون” avait bien expliquée dans son livre «المقدمة».
Ce parcours académique m’a permis de choisir cette spécialité.

 Le sujet de votre thèse a été d’ailleurs comme prémonitoire…
En effet, ma thèse avait pour titre « L’hospitalisation d’office et le bénéfice de la loi 83/92 dans la prise en charge des malades mentaux. ». Quand j’ai eu mon diplôme de spécialiste, j’ai été appelée par l’un de mes disciples afin de le remplacer dans son cabinet privé.   On avait à l’époque la possibilité d’hospitaliser nos patients dans les polycliniques.

Les polycliniques avaient-elles le droit d’admettre ce genre de patients ?
A un certain moment oui, jusqu’à ce que la loi n’ait plus permis aux polycliniques d’admettre ces patients-là. Et qu’elles n’aient plus répondu aux conditions indiquées dans le cahier des charges.

Et c’est là que vous aviez eu l’idée de réaliser une clinique répondant à un cahier des charges ?
C’est devenu pour moi une priorité car j’étais frustrée qu’il n’y ait plus ce genre de clinique. Cela résoudrait en partie les différentes questions qu’on me pose. Par exemple, un parent qui demande de l’aide pour prendre en charge sa fille qui a fait une TS ou son fils qui ne veut plus sortir de sa maison et qui reste cloîtré dans sa chambre, ou encore ce père qui a une démence ou une perte de mémoire et que ses enfants demandent de l’aide, ou ce jeune homme qui est sous l’emprise de l’addiction…  Comment aider ces personnes en détresse, à part une lettre pour une hospitalisation à Razi ?
Nombreux sont ceux qui refusent Razi. Certains préfèrent enfermer leurs malades carrément à clé pour éviter les étiquettes. Si on prescrit une ordonnance, certains reviennent pour refus de soins. Cela me fait mal, moi qui aime aider toute personne qui s’adresse à moi. J’ai commencé à penser à avoir une structure institutionnelle privée pour les accueillir.

Et vous avez réalisé une clinique. Averroès. Pourquoi ce nom ?
J’ai tout de suite pensé à Averroès, le père des philosophes arabo-musulmans (ابن رشد) qui pourrait rayonner encore une fois à travers une unité de soins qui considère la maladie mentale comme une alaise où l’être humain est pris en considération dès son arrivée.

Comment se déroulent les premiers soins ?
Le patient bénéficie tout d’abord d’un examen médical complet.  On l’aidera en priorité à apaiser son désarroi et le rassurer avec une équipe très professionnelle. Il est pris en charge avec sa famille. Transféré ensuite à l’étage, il se trouvera dans une chambre équipée avec toutes les mesures de sécurité (caméras de surveillance, fer forgé, verre securit …).
Il y a une équipe multidisciplinaire qui prendra soin de lui durant tout son séjour (psychiatre, psychologue, éducateur spécialisé avec une équipe paramédicale qualifiée).
Le patient sera appelé à reprendre confiance en lui-même et la réhabilitation comportementale lui permettra une réintégration dans la société.

 Durant notre visite, nous avons remarqué qu’il existe même un espace culturel…
Outre la prise en charge du patient, la clinique fournit aussi un espace avec une bibliothèque et une salle de projection avec des spécialistes en art thérapie (musicothérapie, peinture, psychodrame en théâtre, sport…)

Une vie culturelle au cœur de l’institution ?
Dans cette institution, l’objectif est aussi de trouver un lieu de vie où le patient n’adhère pas à l’extérieur.  La thérapie institutionnelle, je la considère comme si on retrouvait un foyer familial qui tolère la maladie mentale tout en ayant des règles et des limites que le patient doit respecter ainsi que sa famille.

 Est-ce que toutes les pathologies sont prises en charge dans votre clinique ?
Nous prenons en charge toutes les pathologies. De la simple crise d’angoisse ou du syndrome dépressif, jusqu’à la crise aiguë d’agitation, de bouffée délirante ou d’accès maniaque, sans oublier les maladies neurologiques qui se manifestent par des troubles psychologiques.

Votre clinique est-elle ouverte aux autres médecins ?
La clinique est ouverte à tous les médecins psychiatres, neurologues, gériatres…

 Que pensez-vous de cette tendance à la désinstitutionalisation en psychiatrie ?
La désinstitution est un mouvement italien qui a duré pendant une longue période où les malades mentaux se sont retrouvés dans la rue après la fermeture de tous les hôpitaux en Italie. Contrairement à cette idéologie qui n’a pas tenu de toute façon, l’institution est une thérapie. Contenir un patient lors de sa rechute, c’est lui trouver un endroit pour se reposer des difficultés existentielles. Rien que quelques jours parfois lui font beaucoup de bien. Les patients tissent des liens avec l’équipe de soins et gardent dans leur tête qu’ils ont été acceptés malgré leurs états et qu’ils peuvent toujours y revenir en cas de besoin. C’est le retour à la mère et au foyer familial équilibré.

On dit qu’un Tunisien sur cinq connaît dans sa vie une dépression…
La dépression en Tunisie ne diffère pas des statistiques mondiales.  4% de la population fait au moins un accès maniaque dans sa vie. C’est la même chose en Tunisie et c’est pareil pour toutes les autres pathologies.

Quelle est la différence entre folie et dépression ?
La dépression est une maladie neuro-biologique qui dépend du taux de sérotonine (l’hormone du bonheur) et sa sécrétion dans notre organisme. Quand on va chez le psy, il nous demande le dosage de la sérotonine comme on parlait de l’insuline il y a un siècle.
La maladie mentale ne doit pas nous faire honte. Il s’agit d’une maladie comme une autre. Personne n’en est épargné.  Ce n’est jamais une fatalité d’avoir un enfant malade. Il faut seulement aller consulter rapidement un spécialiste.  Même un échec scolaire peut cacher un problème psychologique ou neurologique sous-jacent.

 Que faites-vous à votre niveau ?
J’essaie de communiquer pour faire connaître la maladie mentale en essayant d’éclairer les patients et leurs proches pour ne pas passer à côté d’une pathologie, qu’elle soit au sein du couple ou lors de l’arrivée d’un premier enfant ou durant sa scolarité ou encore devant l’âge avancé d’un parent. Il faut aussi communiquer quant à l’importance des diagnostics précoces, des soins préventifs à temps et surtout aider les familles à vivre avec un malade mental.

Un fait insolite concernant l’un de vos patients pour conclure ?
Pour l’anecdote, un patient schizophrène accompagné de sa maman est venu consulter. Après traitement, la mère m’a demandé si son fils pouvait se marier.  « Bien sûr que oui, ai-je répondu, mais surtout sa femme doit savoir que son mari aura un traitement à vie pour une maladie chronique et que c’est sa mère qui devra payer la première la consultation ». Après le mariage, le patient est revenu avec sa femme et en fin de compte, c’est lui qui a payé mes honoraires en me disant ceci : « Tnajem taatini nechri chleka el marti ? ».
Parfois, des patients m’appellent au téléphone. Je décroche :
– « Allo, Dr Charad ?
– Oui
– Vous me reconnaissez ? »
Bien évidemment, j’aimerais bien reconnaître tous mes patients au téléphone.
Les patients sont pour moi une passion et ma mission est de les aider à retrouver leur bien-être, leur équilibre et aimer le meilleur en eux.

Quels sont vos rêves aujourd’hui ?
De redonner espoir et dignité à ceux qui en ont besoin. Je rêve de rencontrer Averroès un peu partout en nous.  Chacun de nous aura un jour besoin d’Averroès.

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