Par Dr Sami Ayari*
«Jusqu’à présent, ni l’orthographe qui se différencie par l’utilisation ou non d’un tiret, ni la définition du terme ne font l’unanimité. De Michel Rocard aux derniers rapports sur le sujet (Sénat, juillet 2007), le co-développement (avec tiret) semble symboliquement vouloir mettre l’accent sur la mobilité et la circulation entre deux territoires, le pays d’accueil et le pays d’origine, le ici et le là-bas, dont les processus de développement sont liés »**
Retirons le tiret, pour simplifier l’écriture car il n’y a pas de différence, le codéveloppement se définit comme une approche innovante et participative, misant sur une coopération plus équilibrée entre pays. Contrairement à l’aide traditionnelle, souvent descendante, il privilégie un partenariat réciproque dans lequel chaque partie participe activement.
Dans cette tribune, nous tenterons de répondre aux questions qui se posent désormais.
La Tunisie a-t-elle réellement tiré des bénéfices concrets des projets de codéveloppement, ou les résultats sont-ils restés largement théoriques et symboliques ?Le codéveloppement a-t-il réduit l›autonomie de la Tunisie, en transformant ses priorités de développement en une réponse aux attentes des pays partenaires plutôt qu›en choix souverains ?
La Tunisie peut-elle encore revendiquer une stratégie de codéveloppement alignée sur ses ambitions d’autonomie et de souveraineté, ou est-elle contrainte de se conformer aux conditions des pays partenaires ?
Divers modèles de codéveloppement ont ainsi émergé, chacun avec des objectifs propres, des caractéristiques spécifiques et des avantages potentiels.
Le modèle des Partenariats Publics-Privés pour le Développement (PPPD) associe gouvernements, entreprises privées et organisations locales pour financer des projets stratégiques dans les pays en développement. Il vise à renforcer les investissements en infrastructures, santé, éducation et énergie, en apportant financements, technologies et expertise, tout en favorisant emploi et transfert de compétences.
Le codéveloppement en migration repose sur l’idée que les migrations peuvent dynamiser le développement des pays d’origine en renforçant les échanges économiques et culturels avec les pays d’accueil. Ce modèle cherche à mobiliser les diasporas pour contribuer au développement à travers des transferts de fonds, des investissements et le partage de compétences.
Ensuite, les programmes de renforcement des capacités et de transfert de compétences soutiennent le développement des compétences dans les pays en développement par des formations, des échanges d’expertise et des programmes éducatifs. Ils visent à renforcer les compétences locales en santé, technologie, agriculture et éducation, consolidant l’autonomie par le transfert de savoir-faire et le développement des capacités.
Enfin, la coopération universitaire et la recherche partagée, sont un modèle qui encourage des projets communs entre universités partenaires, stimulant innovation et formation avancée. Elles génèrent des connaissances adaptées aux réalités locales et mobilisent les compétences académiques des deux régions.
En apparence, tout est idyllique, mais dans les faits, la réalité est bien différente, hélas !
Une analyse de près, montre que plusieurs illusions et pratiques douteuses se dévoilent, minant l’efficacité de cette approche. Des projets de codéveloppement visent souvent à paraître équitables entre partenaires, mais ils se révèlent asymétriques. Des pays donateurs imposent des conditions restrictives qui perpétuent la dépendance économique. Une étude de l’OCDE révèle qu’environ 15 % de l’aide au développement en 2020 était assortie de telles conditions, réduisant les bénéfices économiques pour les pays récipiendaires.
Sans oublier les pratiques de corruption et de détournement des fonds alloués aux projets par des intermédiaires ou des responsables locaux.
Quid de « l’immigration choisie » ?
En Afrique, une étude de la BAD a montré que seuls 20 % des IDE créent des emplois durables et bénéficient aux communautés locales. Les 80% restants profitent principalement aux entreprises étrangères, qui exploitent les ressources naturelles ou externalisent les profits.
En Tunisie, le codéveloppement se concentre principalement sur les partenariats avec l’Europe, bien plus qu’avec des pays comme le Canada, les États-Unis ou ceux d’Asie du Sud-Est.
Cette orientation repose largement sur la perception du codéveloppement comme une solution crédible aux blocages des politiques migratoires en Europe, notamment en France, en Italie et en Allemagne. Le principe est simple : l’une des principales causes de la migration est l’écart de niveau de vie entre les pays de départ et de destination. En réduisant ces écarts, on espère limiter les motivations à l’émigration, une idée qui semble de bon sens à première vue.
Cependant, cette approche cible principalement l’immigration de la main-d’œuvre peu qualifiée, souvent appelée immigration « subie » dans le discours politique. Elle exclut l’immigration qualifiée (talents, cadres, chercheurs dans l’ingénierie, la santé et la finance). En réalité, les pays européens facilitent activement l’accueil de professionnels hautement qualifiés dans les secteurs de pointe, tels que les nouvelles technologies, la médecine, les start-up, la biotechnologie, l’intelligence artificielle, la cybersécurité et les technologies numériques et de drones, chacun attirant ces compétences selon ses priorités économiques et stratégiques.
Cette « immigration choisie » est aujourd›hui amplifiée exponentiellement par la transformation numérique et la 4ᵉ révolution technologique, ainsi que par les départs massifs à la retraite dans ces pays, le désintérêt des femmes pour la technologie…
L’Allemagne prévoit un manque de main-d’œuvre qualifiée dans des domaines comme la cybersécurité, les services en cloud et l’ingénierie logicielle. Elle estime jusqu’à 1 million de postes non pourvus dans la tech et les métiers de l’ingénierie d’ici 2030. Quant à la France d’ici 2030, environ 190.000 postes seront à pourvoir dans le secteur des nouvelles technologies !
Selon l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), la Tunisie perd chaque année environ 3000 ingénieurs, un chiffre qui a grimpé à 6.500 départs en 2022 d’après l’Ordre des ingénieurs tunisiens. Entre 2015 et 2020, ce sont près de 39.000 ingénieurs qui ont quitté le pays, une hémorragie de talents qualifiés qui prive des secteurs cruciaux, comme l’industrie, la recherche et l’innovation technologique, de leurs ressources les plus précieuses. Face à cette perte massive, on ne peut que s’interroger sur l’avenir de l’innovation en Tunisie si rien n’est fait pour retenir ces compétences.
En plus des pays européens connus, d’autres pays dépouillent également la Tunisie de ses talents innovants, ses meilleures start-up, sans offrir de contrepartie, tels le Canada, les États-Unis, ainsi que des pays arabes comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. « Pour pallier la pénurie de soignants, l’hôpital français a recruté quelque 23.000 médecins étrangers, parmi lesquels bon nombre de Tunisiens. Le pays du Jasmin voit désormais près de 1000 médecins le quitter par an, soit presque autant que le nombre de praticiens qu’il forme annuellement. Très bien formés dans leur pays d’origine, ils se révèlent être des professionnels efficaces et prêts à l’emploi».
Ingénieurs, médecins… sur le pied de départ
L’exode des médecins tunisiens s’aggrave et avec lui, l’espoir d’un système de santé national solide s’effrite un peu plus chaque année. Depuis 2017, environ 800 médecins fuient le pays annuellement, majoritairement de jeunes diplômés, fraîchement formés pour soigner ici mais contraints de partir. En 2021, ce chiffre a dépassé les 970 départs, par comparaison avec les 570 de 2018. Près de 45 % des jeunes médecins inscrits à l’Ordre en 2017 ont émigré, illustrant la profondeur de cette fuite des talents. De 2000 à 2017, le nombre de départs a presque doublé, passant de 563 à 1000 médecins, laissant la Tunisie face à un désert médical qui s’étend chaque jour.
Principalement attirés par la France, l’Allemagne, les États du Golfe, les États-Unis et le Canada, ces médecins emportent avec eux les compétences dont notre pays a tant besoin. Les perspectives des services de santé tunisiens deviennent plus sombres, alors que ces départs massifs concernent surtout des jeunes de moins de 40 ans, parmi lesquels des généralistes comme des spécialistes, qui auraient dû être l’avenir de notre système de santé.
Les entreprises tunisiennes à l’étranger contribuent souvent à la fuite des cerveaux, avec peu d’intérêt pour l’avenir de la Tunisie ou une approche gagnant-gagnant. Les agences de développement des pays partenaires et d’autres nations favorisent également ce drainage des talents.
Certains acteurs cupides, serviles et opportunistes de l’écosystème tunisien, entreprises, leaders d’opinion, associations et organisations professionnelles, poursuivent leurs intérêts personnels, oubliant le projet national de développement et de progrès initié par le président Bourguiba.
On les voit s’afficher dans des programmes superficiels, purement symboliques, prétendument conçus pour inciter la diaspora qualifiée à revenir et investir dans son pays d’origine, tout en occupant les premiers rangs des événements médiatisés et des réseaux sociaux.
Une stratégie « Tunisia First »
Dans le contexte actuel, la Tunisie a-t-elle les moyens de prétendre au statut de hub technologique en Méditerranée, ou cet objectif est-il compromis par l’émigration massive de ses talents et les limites des partenariats de codéveloppement ?
L’État, les entreprises et les organisations tunisiennes doivent adopter une approche concertée et stratégique pour renforcer un modèle de développement centré sur les priorités nationales. Promouvoir une stratégie « Tunisia First » qui vise à construire une Tunisie autonome et résiliente, appuyée par ses talents, et capable de définir son avenir sans dépendre d’agendas extérieurs.
En juin dernier, l’Union européenne, la Banque européenne d’investissement (BEI), le Groupe Agence française de développement (AFD) et la coopération financière allemande (KfW) ont annoncé un investissement conjoint important de 270,9 millions d’euros pour soutenir l’écosystème entrepreneurial tunisien. Cette initiative vise à renforcer l’accès au financement pour les micro, petites et moyennes entreprises (MPME) en Tunisie, en finançant des projets axés sur l’inclusion sociale, avec un accent particulier sur les femmes, l’emploi des jeunes, les régions défavorisées, ainsi que sur l’économie verte et la résilience face aux changements climatiques.
Selon les chiffres publiés par la Délégation de l’Union européenne en Tunisie, en 2024, plus de 3400 entreprises européennes sont établies en Tunisie, générant 407.000 emplois directs, faisant des entreprises européennes les premières en termes d’investissements directs étrangers.
Comment expliquer cette ambivalence, voire cette duplicité de l’Europe ?
D’un côté, elle attire, facilite et recrute massivement les meilleurs talents de la Tunisie, la privant ainsi de ses ingénieurs, médecins, experts… De l’autre, elle investit des montants dérisoires, voire symboliques, dans des projets de codéveloppement. Le constat est simple : on persiste dans une stratégie visant avant tout à obtenir une main-d’œuvre bon marché :
Investir dans la santé dans un modèle de codéveloppement mais sans médecins !
La Tunisie, qui a consenti d’immenses sacrifices pour former et développer des talents dans tous les domaines parfois au détriment d’autres priorités, ne dispose pas de grandes richesses naturelles. Elle a misé sur l’éducation, avec l’espoir de se faire une place dans le secteur technologique mondial. La Tunisie a-t-elle encore le droit et la capacité de se projeter comme un pays en voie de développement avancé, ou bien les structures de codéveloppement actuelles rendent-elles cet objectif irréaliste ?
Quelle insensibilité, quel égocentrisme de la part de ces pays : pour remédier à leurs manques de médecins, ils contribuent à dévitaliser notre pays. Comment se fait-il que des médecins que nous avons formés à grands frais, pour servir dans nos hôpitaux publics, finissent par travailler dans leurs établissements, sans aucune compensation ? Ne devrions-nous pas envisager de rétablir un délit de formation ?
Des promotions entières de diplômés de l’INSAT, de l’École polytechnique et d’autres établissements partent directement en Europe et au Canada, sans apporter de bénéfices à l’économie tunisienne. Est-ce équitable ? La Tunisie est passée d’un pays recherché pour sa main-d’œuvre ou « bras » bon marché dans le secteur de la construction à une source de talents intellectuels ou « neurones » à bas coût pour la révolution numérique et le confort des pays développés.
Dans quelle mesure la Tunisie peut-elle réellement exercer une influence sur la stratégie de codéveloppement, face aux attentes des partenaires internationaux et aux contraintes géopolitiques ?
Le positionnement géopolitique de la Tunisie dans le codéveloppement est-il un atout ou un frein à sa progression vers le statut de pays développé ?
La réponse est un grand oui, il est souvent conditionné par des enjeux géopolitiques. Les pays donateurs ou investisseurs peuvent lier leur soutien à des alignements politiques, économiques ou stratégiques, ce qui instaure des relations de dépendance. Ces partenariats sont souvent motivés par des intérêts stratégiques, tels que l’accès aux ressources naturelles, le soutien à des gouvernements alliés ou le renforcement de leur influence dans certaines régions.
L’exemple de Capgemini
La Tunisie doit avant tout protéger ses intérêts, en particulier ceux qui sont vitaux, et renégocier ses accords sur un pied d’égalité. Il est essentiel de diversifier ses partenariats et de rechercher de nouveaux alliés dans une logique de bénéfice mutuel, en s’inscrivant dans un monde multipolaire.
Les investissements, actuels principalement, y compris ceux du Canada, sont insignifiants voire méprisants ! Où sont les grands projets en nouvelles technologies d’aujourd’hui et d’avenir afin de sédentariser nos talents et propulser la Tunisie dans la haute sphère de la technologie ?
Comme disait Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »
Aiman Ezzat, le directeur général de Capgemini, d’origine égyptienne, le géant mondial français des services informatiques avait annoncé un plan de 2 milliards de dollars d’investissements sur trois ans dans ce domaine. Constatant l’intérêt grandissant de ses clients pour l’IA générative, en Egypte, Capgemini y a lancé ses opérations en 2022, ouvrant un centre mondial au Caire. En moins d’un an, l’équipe a atteint 200 employés, avec un objectif de 3000 d’ici à trois ans. Capgemini a investi dans des bureaux de 10.000 m² au Cairo Festival City pour accueillir jusqu’à 1.600 personnes. Ses services, couvrant le cloud, le BPO, l’ingénierie et plus, sont destinés à l’Europe et au Moyen-Orient. Capgemini vise à faire de l’Égypte un hub régional d’externalisation en collaboration avec des universités locales.
Les exemples sont nombreux !
Avant de finir, ce prétendu codéveloppement est un levier de progrès ou une barrière à l’ambition de devenir un hub technologique.
Il est impératif d’agir très vite afin d’améliorer l’environnement local, qu’il s’agisse d’économie, de conditions sociales ou de cadre de vie afin de retenir nos talents et nos médecins en s’appuyant sur des stratégies tuniso-tunisiennes.γ
*Cofondateur et coordinateur général du Tunisia CyberShield,
Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society
**www.grdr.org – Janv. 2009