Combats pour la présidentielle: Comment comprendre et dépasser les peurs réciproques?

 Par Jérôme Heurtaux*

 

« Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de toutes pièces, dans des circonstances qu’ils auraient eux-mêmes choisies, mais dans des circonstances qu’ils trouvent immédiatement préétablies, données et héritées. La tradition de toutes les générations disparues pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Et, au moment précis où ils semblent le plus occupés à se bouleverser eux-mêmes et à bouleverser les choses, à créer quelque chose qui ne s’est jamais vu, c’est justement-là, dans de pareilles époques de crise révolutionnaire qu’ils incantent anxieusement les esprits du passé, les appelant à la rescousse, leur empruntant leurs noms, leurs mots d’ordre et leurs costumes, pour jouer, sous ce déguisement vénérable et dans cette langue d’emprunt, les nouvelles scènes de l’histoire universelle.»

(Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852).

 

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne sont pas maîtres de l’histoire qu’ils font. Comme jadis « Napoléon le petit » empruntait à Bonaparte, c’est au tour de Béji Caïd Essebsi de mettre ses pas dans ceux de Habib Bourguiba. L’emprunt est-il pour autant répétition ? La référence – jusqu’à la révérence – à la figure du « père de la nation » est-elle un retour au passé ou retour du passé ? Quelle signification accorder à la présence de l’image tutélaire du héros national dans le discours politique ?

Pour les uns, la chose est entendue : la résurrection de la geste bourguibienne dans la stratégie du leader de Nidaa Tounes ne doit pas faire illusion. Nidaa Tounes ne serait qu’une alliance objective de réseaux politico-affairistes issus du RCD maquillée en parti politique. L’incantation jusqu’au sortilège à la figure bourguibienne n’aurait pour sens que dissimuler l’inspiration benaliste de son programme : l’anti-islamisme primaire ne serait-il pas l’actualisation de la rhétorique répressive de celui qui a quitté la Tunisie un certain 14 janvier ? Les soutiens que l’on devine des partenaires occidentaux et des organisations internationales en faveur du candidat quasi nonagénaire, ne sont-ils pas la preuve que la démocratie tunisienne ne pèse pas lourd dans la balance des intérêts économiques ?

Pour les autres, Béji Caïd Essebsi incarne une force tranquille capable de ramener l’ordre dans la vie économique et politique et rassure des franges inquiètes d’un possible retour sur le devant de la scène des islamistes. Les premiers voient dans Moncef Marzouki le seul garant de l’espoir révolutionnaire. Les seconds plébiscitent BCE comme protecteur de la transition démocratique. Les deux candidats et leur entourage cherchent à convaincre l’électorat de se prononcer pour celui qui leur fait moins peur, pour celui qui les rassure le plus ou contre celui qui les rassure le moins.

Comment comprendre ces peurs croisées d’une résurrection de l’ancien régime, d’un côté et de l’islamisme de l’autre côté ? Quel crédit accorder à ces affolements collectifs ?

 

Un retour de l’ancien régime ?

Si elle est rarement une analyse objective – celle-ci gagnant à ne pas se nourrir de l’affect – la crainte d’un « retour de l’ancien régime » doit être prise au sérieux. Cette réaction est d’autant plus compréhensible que beaucoup de médias tunisiens et étrangers et des leaders d’opinion ont pris fait et cause pour Béji Caïd Essebsi, avec une lecture sélective de sa trajectoire politique. Au sens strict pourtant, le risque d’un « retour de l’ancien régime » est assez improbable. L’ancien régime – si on entend par là le mode de gouvernement spécifique que connaissait la Tunisie du temps de Ben Ali, autour de la triade composée par le parti unique, le Palais présidentiel et le ministère de l’Intérieur (Michel Camau & Vincent Geisser, Le syndrôme autoritaire, 2003) et avec le soutien d’une grande partie des élites sectorielles – peut-il renaître de ses propres cendres ? Rien n’est jamais irréversible, mais il serait étonnant que les dirigeants de Nidaa Tounes et de leurs alliés fassent ce calcul : ils auraient certainement plus à perdre qu’à gagner, car ils seraient confrontés aux critiques des organisations internationales et à la déception voire la colère d’un nombre important de Tunisiens. Si l’on en croit une enquête sortie d’urnes que nous avons menée dans le cadre de l’Institut de recherches sur le Maghreb contemporain (IRMC), auprès des électeurs d’un centre de vote de Menzah 8 lors des législatives et du premier tour de l’élection présidentielle, on peut douter du soutien aveugle des classes moyennes et moyennes supérieures en faveur de ce projet : beaucoup ont voté Nidaa Tounes et Essebsi par réflexe de classe ou par peur mais sans réelle adhésion, ni au projet du parti ni à Essebsi, même si certains reconnaissent leur fascination pour le personnage. Ce vote attentiste et de stabilisation du processus de transition démocratique est sans doute pour partie un vote de conviction en faveur de la consolidation des acquis du bourguibisme, (droits des femmes, fétichisation de l’État, ouverture à l’Occident…) mais il n’est pas à proprement parler un vote nostalgique. Et si nostalgie il y avait, elle serait numériquement bien faible : sur la base d’une population estimée en âge de voter de 8 millions, seuls 16% (soit 1 personne sur 6) ont choisi BCE au premier tour de l’élection présidentielle (1,289 millions de voix).

On ne peut toutefois ignorer le risque d’un durcissement autoritaire, sous forme d’un rétrécissement des libertés, au nom par exemple de la lutte contre le terrorisme : la Tunisie, comme l’Ukraine ou la Russie après 1991, peut s’orienter vers un modèle de « démocratie autoritaire », de « démocratie hybride » ou « démocratie à adjectif ». Mais il faudrait pour cela que Nidaa Tounes contrôle ses futurs alliés et que les composantes de l’Assemblée des représentants du peuple – en premier lieu Ennhadha – ainsi que les organisations dites de la société civile – qui ont su à d’autres moments occuper la rue – y consentent. Il faudrait enfin que les couches sociales qui ont entretenu l’autoritarisme (Béatrice Hibou, La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, 2006) renouvellent leur soutien. On ne peut ignorer enfin que la victoire décomplexée de Nidaa Tounes et de Béji Caïd Essebsi ne renforce le sentiment d’impunité de ceux qui, dans la justice et la police, continuent d’agir comme si rien n’avait changé. La prochaine équipe au pouvoir devra s’atteler sans calculs à la réforme de ces secteurs.

Par « retour de l’ancien régime », d’autres signifient moins le retour du système précédent que celui de ses serviteurs zélés. Cette analyse emprunte à deux registres critiques. Le premier considère qu’il n’est pas normal que les leaders d’aujourd’hui soient ceux d’hier, même s’ils s’affirment démocrates et en respectent les principes. La présence sur la scène publique d’une partie du personnel politique de l’ancien régime ne signifie pas le retour de l’ancien régime, mais pose des questions très légitimes sur la réalité du changement promis par la Révolution. Beaucoup ont été marqués durement dans leur vie et jusque dans leur corps par les abus et les violations des Droits de l’Homme de l’ancien régime. Combien d’existences arbitrairement supprimées, de corps torturés et longuement emprisonnés, de carrières gâchées, de familles brisées ? Comment ne pas comprendre, dès lors, que certains s’indignent de l’enthousiasme des supporters de l’ancien ministre de l’Intérieur de Bourguiba ou de la présence dans la compétition présidentielle d’anciens ministres de Ben Ali ? L’enjeu est justement de fixer, démocratiquement, des règles, des procédures, des conventions susceptibles de donner corps à cette rupture attendue, de sanctionner les coupables d’exaction et de procéder à une réflexion commune sur la responsabilité politique et morale.

En Tunisie, une loi de justice transitionnelle a été votée et l’Instance Vérité et Dignité qui en émane devrait sous peu commencer ses travaux. Rien n’empêche cette Instance, sur le plan légal, de convoquer certains des leaders actuels de Nidaa Tounes : son mandat couvre en effet toutes les violations graves des droits de l’homme commises  de manière intentionnelle et systématique depuis 1955, y compris les crimes économiques et les affaires de corruption. Le choix des constituants a été de ne pas sanctionner collectivement l’ensemble du personnel politique de l’ancien régime, mais de lancer des procédures individuelles, tout en favorisant une démarche nationale et publique de responsabilisation et de réconciliation. Les adresses plus ou moins caricaturales de ceux qui mettent dans un même sac « tortionnaires », « rcdistes », « corrompus », « dictateurs en puissance » ou qui présentent l’ancien régime comme une dictature ou même comme un régime totalitaire (expression utilisée originellement par Hannah Arendt pour qualifier l’Allemagne nazie et l’Union soviétique sous Staline) illustrent la lenteur de ce processus, aussi vrai que l’outrance est fille de l’ignorance : tant qu’un récit aussi objectif que possible du passé (benaliste et bourguibiste), établissant les abus, introduisant dans la mémoire nationale les souffrances des victimes, ne sera pas produit, tant que les responsabilités ne seront pas établies avec précision, la suspicion restera de mise. L’Etat de droit sortira renforcé si aucun ex-dirigeant des régimes de Ben Ali et de Bourguiba, à commencer par Béji Caïd Essebsi, qui ne s’est pas gêné pour critiquer l’Instance, ne se dérobe devant l’Instance et le souci de la responsabilité.

La deuxième critique vise la personnalité profonde et la psychologie des personnages publics. Elle revient à dire : « vous qui avez toute votre vie servi un régime autoritaire, vous êtes incapables de devenir démocrate ». Autrement dit : « autoritaire un jour, autoritaire toujours ». La force de l’habitus, en quelque sorte. Cette assertion appelle plusieurs remarques. L’histoire ne manque pas de conversions individuelles et collectives de dirigeants autoritaires à la démocratie : en Europe postcommuniste, un certain nombre de partis communistes se sont reconvertis, leurs leaders ont contribué à l’institutionnalisation de la démocratie, sans jamais être tentés d’un retour au passé, même lorsqu’ils ont remporté des élections. À l’inverse, des démocrates qui se sont illustrés dans la lutte contre le communisme n’ont pas toujours été exemplaires une fois au pouvoir, à l’instar de Lech Walesa, l’ancien héros des chantiers navals de Gdansk, élu président de la République en 1990. La Hongrie du conservateur anti-communiste Victor Orban, premier ministre depuis 2010, est également marquée par un rétrécissement spectaculaire des libertés et la mainmise sur les institutions du parti qu’il a conduit au pouvoir.

 

Un retour de l’hydre islamiste ?

Au-delà des différences idéologiques, il est frappant de constater l’homologie des registres critiques à l’endroit des leaders de Nidaa Tounes et d’Ennhadha. La « vraie nature » des leaders du parti islamiste oriente l’essentiel des critiques dont cette formation est également l’objet. Pas plus que le discours d’Essebsi, celui de Rached Ghannouchi ne saurait être pris au sérieux : les professions de foi en faveur de la démocratie relèveraient du double-discours ; l’autolimitation du parti, qui n’a pas souhaité présenter de candidat propre à l’élection présidentielle, ne serait que tactique conjoncturelle au service d’une stratégie à long terme : instrumentaliser la démocratie pour islamiser la société. Les nouveaux visages d’Ennhadha au Parlement et la professionnalisation d’un parti en cours de recentrage sont simplement ignorés. Et Moncef Marzouki d’être présenté tour à tour comme une marionnette des islamistes, un intellectuel négligé avide de pouvoir, voire un aliéné, incapable d’endosser un rôle présidentiel trop exigeant pour lui. Son parcours de militant des Droits de l’Homme est relu à l’aune de son exercice du pouvoir : Marzouki serait une immense supercherie. Sa parole serait aussi disqualifiée que son action : plus personne, dans le camp adverse, n’entend ses déclarations en faveur de la démocratie, du sécularisme et de l’indissociable et impérieuse nécessité d’intégrer dans la démocratie les islamistes d’Ennhadha et les salafistes modérés. La peur de l’islamisme comme analyseur de la politique ou la pensée politique au rabais.

Marzouki n’aurait dû sa renaissance spectaculaire dans les urnes au premier tour de la présidentielle qu’à l’apport suspect des électeurs d’Ennahdha. La belle affaire : l’enquête que nous avons menée auprès d’un centre de vote de la banlieue populaire de Tunis, à Ben Arous, indique en effet qu’un grand nombre d’électeurs d’Ennhadha aux législatives de 2014, se sont tournés vers Marzouki. Mais un nombre significatif d’électeurs d’Ennhadha de 2011 ont également choisi Nidaa Tounes et Essebsi en 2014 ! Les choix électoraux ne sont pas réductibles, loin de là, à une matrice idéologique ou religieuse. Le vote Marzouki est multidimensionnel et ne mérite pas la caricature.

Pour un sociologue de la politique, l’essentiel n’est pas de savoir ce que pense vraiment Essebsi ou ce qu’il y a dans le for intérieur d’un Rached Ghannouchi. Par incompétence, d’abord : aucun outil méthodologique fiable ne peut atteindre les plis intérieurs de la psyché individuelle, fût-elle celle d’un homme public et même si Freud, en son temps, avait essayé ses outils psychanalytiques sur le personnage de T. W. Wilson (Sigmund Freud & William C. Bullitt, Le président T. W. Wilson. Portrait psychologique, 1967). Quel est d’ailleurs le juste poids de l’inconscient ou même de l’intention consciente dans les décisions d’un homme politique en charge du pouvoir ? Dans le monde contemporain, le dirigeant d’un pays n’est-il pas pris dans les mailles épaisses d’un réseau d’interdépendances d’une densité accrue ? Et si ce qui comptait le plus n’était pas le caractère plus ou moins sincère de l’adhésion à la démocratie de la part d’un membre de l’ancien régime ou d’un islamiste ? N’est-il pas plus déterminant de savoir 1) si les anciens ont individuellement et collectivement plus intérêt à jouer le jeu de la démocratie ou à parier sur une restauration ; 2) si les islamistes n’ont pas plus intérêt, de leur côté, à participer à une compétition politique libre qu’à connaître à nouveau les affres de la clandestinité et de la violence ; 3) ce que les uns et les autres peuvent faire ou ne peuvent faire, dans un contexte politique et institutionnel donné. L’histoire récente a montré que Béji Caïd Essebsi avait conduit le pays vers des élections libres et rendu le pouvoir suite à la victoire des islamistes. Ces derniers, quant à eux, ont dû renoncer à introduire dans la Constitution plusieurs de leurs propositions (la complémentarité de l’homme et de la femme, notamment), ce qui ne les a pas empêchés de défendre et de fêter le texte constitutionnel : dans toutes ses interviews, Rached Ghannouchi réaffirme son soutien au texte suprême. L’analyse doit donc logiquement s’orienter vers la prise en compte des rapports de force politiques et partisans, la reconstitution des intérêts à agir des protagonistes, l’étude des mécanismes institutionnels qui contraignent les titulaires du pouvoir à respecter le droit, et l’identification des contre-pouvoirs susceptibles de contenir toute tentation autoritaire.

 

Créer de la confiance

Le tour dramatique que prend la compétition présidentielle ne doit pas faire oublier la signification de cette élection à l’échelle de l’histoire de la Tunisie et de l’histoire mondiale. Le fait concurrentiel – jusque dans ses débordements passionnés – est moins l’indice d’une « immaturité politique » que celui de la politisation accomplie d’une partie de la société qui n’accorde plus de blanc-seing à ses représentants. Du reste, une part importante des citoyens ne voit pas l’intérêt, ni de s’inscrire, ni de voter : le premier parti de Tunisie est composé de non-votants. Ce fait oblige les élus du peuple, à commencer par le prochain locataire de Carthage, dont le passage ne sera pas, à n’en point douter, une sinécure: c’est à créer de la confiance entre lui et l’ensemble des citoyens qu’il devra, quel qu’il soit, pleinement se consacrer.

J. H.

* Maître de conférences en science politique à l’Université Paris-Dauphine et  Chercheur (en détachement) à l’Institut de recherches sur le Maghreb contemporain (IRMC)

 

Related posts

Nouvelles dispositions sociales à la CPG : ce qui change pour les employés

L’État prend en charge l’écart du taux appliqué sur les prêts et financements d’investissement pour 10 entreprises

Ahmed Souab en garde à vue pendant 48 H